Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1570

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Louis Conard (Volume 7p. 289-291).

1570. À GEORGE SAND.
[Paris, après le 10 et avant le 14 mars 1876].

Non ! Je ne méprise pas Sedaine, parce que je ne méprise pas ce que je ne comprends point. Il en est de lui, pour moi, comme de Pindare et de Milton, lesquels me sont absolument fermés. Pourtant je sens bien que le citoyen Sedaine n’est pas absolument de leur taille.

Le public de mardi dernier partageait mon erreur, et Victorine, indépendamment de sa valeur réelle, y a gagné par le contraste. Mme Viardot, qui a le goût naturellement grand, me disait hier en parlant de vous : « Comment a-t-elle pu faire l’un avec l’autre ? » C’est également mon avis.

Vous m’attristez un peu, chère maître, en m’attribuant des opinions esthétiques qui ne sont pas les miennes. Je crois que l’arrondissement de la phrase n’est rien, mais que bien écrire est tout, parce que « bien écrire c’est à la fois bien sentir, bien penser et bien dire » (Buffon). Le dernier terme est donc dépendant des deux autres, puisqu’il faut sentir fortement afin de penser, et penser pour exprimer.

Tous les bourgeois peuvent avoir beaucoup de cœur et de délicatesse, être pleins des meilleurs sentiments et des plus grandes vertus, sans devenir pour cela des artistes. Enfin, je crois la forme et le fond deux subtilités, deux entités qui n’existent jamais l’une sans l’autre.

Ce souci de la beauté extérieure que vous me reprochez est pour moi une méthode. Quand je découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes phrases, je suis sûr que je patauge dans le faux. À force de chercher, je trouve l’expression juste, qui était la seule et qui est, en même temps, l’harmonieuse. Le mot ne manque jamais quand on possède l’idée.

Notez (pour en revenir au bon Sedaine) que je partage toutes ses opinions et j’approuve ses tendances. Au point de vue archéologique c’est curieux, et au point de vue humanitaire très louable, je vous l’accorde. Mais aujourd’hui qu’est-ce que ça nous fait ? Est-ce de l’Art éternel ? Je vous le demande.

Des écrivains de son temps ont également formulé des principes utiles, mais d’un style impérissable, d’une manière à la fois plus concrète et plus générale.

Bref, la persistance de la Comédie-Française à nous exhiber ça comme « un chef-d’œuvre » m’avait tellement exaspéré que, rentré chez moi (pour me faire passer le goût de ce laitage), j’ai lu avant de me coucher la Médée d’Euripide, n’ayant pas d’autre classique sous la main ; et l’aurore surprit Cruchard dans cette occupation.

J’ai écrit à Zola pour qu’il vous envoie son bouquin. Je dirai aussi à Daudet de vous envoyer son Jack, étant bien curieux d’avoir votre opinion sur ces deux livres, qui sont très différents de facture et de tempérament, mais bien remarquables l’un et l’autre.

La venette que les élections ont causée aux bourgeois a été divertissante.