Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1583

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Louis Conard (Volume 7p. 304-305).

1583. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Croisset, 17 juin 1876.
Ma chère correspondante,

Non ! je ne vous avais pas oubliée, parce que je n’oublie pas ceux que j’aime. Mais je m’étonnais de votre long silence, ne sachant à quelle cause l’attribuer.

Vous désirez savoir la vérité sur les derniers moments de Mme Sand ; la voilà : elle n’a reçu aucun prêtre. Mais dès qu’elle a été morte, sa fille, Mme Clésinger, a fait demander à l’évêque de Bourges l’autorisation de lui faire un enterrement catholique, et personne dans la maison (sauf peut-être sa belle-fille, Mme Maurice) n’a défendu les idées de notre pauvre amie. Maurice était tellement anéanti qu’il ne lui restait aucune énergie, et puis il y a eu les influences étrangères, des considérations misérables inspirées par des bourgeois. Je n’en sais pas plus long. La cérémonie, du reste, a été des plus touchantes : tout le monde pleurait et moi plus que les autres.

Cette perte-là s’ajoute à l’amas de toutes celles que j’ai faites depuis 1869. C’est mon pauvre Bouilhet qui a commencé la série ; après lui sont partis Sainte-Beuve, Jules de Goncourt, Théophile Gautier, Feydeau, un intime moins illustre, mais non moins cher, qui s’appelait Jules Duplan — et je ne parle pas de ma mère, que j’aimais tendrement ! Ce matin même, j’ai appris la mort de mon plus vieux camarade d’enfance.

J’avais commencé un grand roman, mais je l’ai quitté pour le moment et j’écris des choses courtes, ce qui est plus facile. L’hiver prochain, j’aurai trois nouvelles prêtes à publier.

Je vis maintenant entièrement seul (pendant l’été du moins) et, quand je ne travaille pas, je n’ai pour compagnie que mes souvenirs qui succèdent à mes rêves, et ainsi de suite.

La pauvre Mme Sand m’avait souvent parlé de vous, ou plutôt nous avions souvent causé de vous ensemble ; vous l’intéressiez beaucoup. Il fallait la connaître comme je l’ai connue pour savoir tout ce qu’il y avait de féminin dans ce grand homme, l’immensité de tendresse qui se trouvait dans ce génie. Elle restera une des illustrations de la France et une gloire unique.

Comment va votre esprit ? Lisez-vous toujours de la philosophie ? Je vous recommande le dernier volume de Renan. Il vous plaira. Et ne soyez pas si longtemps sans m’écrire, car je suis tout à vous.