Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1598

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Louis Conard (Volume 7p. 329-330).

1598. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Croisset [25 juillet 1876].

Princesse, je voudrais bien savoir ce que vous devenez par ces extrêmes chaleurs et avoir de vos nouvelles. Comment supportez-vous l’existence ? que faites-vous ? etc.

Je n’ai absolument rien à vous dire, sinon que je pense à votre personne. Je ne vois aucun mortel, ne lis aucun journal et je travaille comme un enragé. Dans une quinzaine j’aurai fini un conte ; immédiatement après j’en commencerai un autre. Ma nièce est aux Pyrénées avec son mari et, jusqu’aux premiers jours de septembre, je resterai dans une solitude absolue. Tous les jours je nage dans la Seine (comme un jeune homme). Voilà ma seule distraction.

Il faut pourtant que je vous fasse part d’une légère histoire. Vous savez qu’il existe une revue intitulée la République des Lettres et dont le bon Catulle Mendès est le directeur. J’ai eu cet hiver la complaisance de lui donner gratis (bien entendu) des fragments de la féerie que je vous ai lue autrefois : le Château des cœurs. Depuis lors mon nom brille sur la couverture parmi d’autres plus ou moins illustres. Or il a paru sur Renan, dans le numéro du 16, un article tellement grossier et si ignoble de forme que je me suis fâché tout rouge, si bien que j’ai prié le sieur Mendès : 1o d’effacer mon nom comme collaborateur et 2o de ne plus m’envoyer sa feuille. Il m’a répondu une lettre fort polie. N’importe, je ne veux plus rien avoir de commun avec de pareils polissons. Il y a des gens que l’on doit respecter ; Renan est du nombre. D’ailleurs j’exècre de toutes les puissances de mon cœur la basse envie démocratique. Conclusion : le monde est laid, chère Princesse. Et comme je ne suis pas démocrate (bien que révolutionnaire jusqu’aux moelles), je vénère ce qui est grand, j’admire ce qui est beau, et j’adore ce qui est bon. C’est pourquoi, en vous baisant les deux mains aussi longtemps que vous le permettrez, je suis, Princesse, votre vieil ami et dévoué.