Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1625

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Louis Conard (Volume 7p. 373-376).

1625. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, mercredi, 5 heures, 20 décembre 1876.]
Mon loulou,

Valère doit venir coucher à Croisset la veille du jour de l’an (de dimanche en huit), afin de nous souhaiter la bonne année, à minuit. Il m’a parlé de l’Ami Fritz, qui l’a attendri. Quant aux auteurs, je suis de ton avis : leur tempérament me déplaît, et ils m’ont toujours embêté avec leur Alsace ! Lis donc la Prière de Minerve de Renan (Revue des Deux Mondes, 1er décembre). C’est cela qui n’est pas bourgeois ! Mes amis les Lapierre, qui m’ont prêté ce numéro, m’en ont parlé avec un enthousiasme modéré, mais enfin ils m’ont dit l’avoir lu. Or ils ne l’avaient pas coupé ! C’est d’une belle force ! La princesse Mathilde m’a écrit qu’elle n’y comprenait goutte ! Je crois bien ! À cause de l’article que le même numéro contient sur moi, Laporte l’avait acheté pour me le donner. Quel ami !

Tu ne me parles pas de tes bonnes. Sont-elles satisfaisantes ? Moi, je m’arrange très bien de Noémie, qui même me sert beaucoup mieux qu’Émile ; elle est plus vive et plus prévenante. Mam’zelle Julie vient de temps à autre faire la conversation avec moi, après mon dîner, pendant qu’on arrange mon feu, et nous causons du vieux temps, du père Langlois, etc. Ma troisième femme, Clémence, vient de temps à autre. La semaine dernière, elle a fait la lessive. À propos de ménage, ce que tu me dois (!!!) se monte à la somme de 6 fr. 75.

Je m’étais trompé ; ce n’était pas le châle que je cherchais, mais un vieil éventail vert qui servait à maman dans notre voyage d’Italie. Il me semble que je l’avais mis à part, avec son chapeau, auquel j’ai été faire une visite, dès que j’ai su sa place.

Ah ! chère Caro, tu dis que je suis sensible ! Oh ! Oui, Dieu seul le sait ! Je dors un peu mieux, depuis trois jours. M’étant aperçu que mes atroces maux de tête provenaient de mes insomnies, je m’astreins maintenant à ne pas me coucher passé deux heures, et non à cinq comme dimanche dernier. La nuit, dans le « silence du cabinet », monsieur se monte tellement le bourrichon qu’il arrive à « la fine frénésie et fureur ». Après tout, il n’y a que ça de bon. Mais il ne faut pas que la mécanique en claque.

Vers le 8 ou le 10 janvier j’espère avoir fini la deuxième partie d’Hérodias. De cette manière, j’arriverai à Paris avec la troisième bien en train. Le Moscove ne m’a pas encore répondu quant à l’époque de la publication russe. Comme la ligne droite est une chose rare ! Que lui coûterait-il d’être catégorique et de faire ce qu’il a dit ! Mais non ! il lambine, il remet ! Après tout, c’est moi qui suis peut-être insociable.

Qui t’a prêté le volume d’Huxley[1] ? Quel est son titre ? Parle-moi de tes études ! Elles m’intéressent doublement, car je compte t’exploiter pour Bouvard et Pécuchet qui feront absolument ce que tu fais. Ainsi, note ce qui te semble embrouillé.

Pourquoi ne fais-tu pas venir G. Pouchet ? Invite-le à dîner. Il ne trouvera pas drôle du tout ton désir de t’instruire.

Un peu d’orthographe ne te nuirait pas, mon bibi ! Car tu écris aplomb par deux p : « moral et physique sont d’applomb ». Trois marqueraient encore plus d’énergie. Pauvre fille ! ça m’a amusé, parce que ça te ressemble.

Oh ! je te permets bien de me voler du papier à lettres, pourvu que tes missives soient plus longues.

J’ai reçu ce matin le paquet de Bien Public, et j’ai appris que nous avons un nouveau ministère, ce qui m’est absolument égal.


  1. Huxley, naturaliste anglais, membre de la Société royale de Londres, professeur d’histoire naturelle à l’École royale des Mines. Publia de nombreux ouvrages sur les sciences naturelles qui furent traduits en français.