Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1765

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Louis Conard (Volume 8p. 154-156).

1765. À MADAME ROGER DES GENETTES.
[Croisset], mercredi [16 octobre 1878].

Puisque le pacte est offert, je le conclus, et l’idée que vous me répondrez « dans les quarante-huit heures » m’excite à vous écrire, bien que je n’aie rien du tout à vous conter, absolument rien. Mais il m’ennuie de vous et je voudrais vous voir. Voilà pourquoi « je mets la main à la plume ».

Mon abominable bouquin avance. Je suis maintenant dans la politique (théorique) et dans le socialisme. Après quoi mes bonshommes essaieront de l’amour ! Bref, dans un an je ne serai pas loin de la fin et il me faudra encore six mois pour le second volume, celui des notes. L’œuvre peut paraître dans deux ans. Je voudrais être au mois de mai pour vous lire les chapitres iii à vii. Mais je vous préviens que si nous sommes encore dérangés par la demoiselle qui chante, je l’occide, ou lui baille un coup de poing.

Mes vacances se sont bornées à quelques jours passés au Trocadéro et à Saint-Gratien. J’ai aussi été à Étretat voir une vieille amie d’enfance, Mme de Maupassant. Elle a une maladie pareille à la vôtre. Toute lumière la fait crier de douleur, de sorte qu’elle vit dans les ténèbres. Encore un petit coin folâtre. C’est chez elle que j’ai lu le Journal d’une femme du bon Feuillet. Je ne connais rien d’aussi idiot. Est-ce assez pauvre, mon Dieu ! assez piètre et faux ! Quel drôle d’idéal ! Ça fait chérir l’Assommoir. Après tant de patchouli on a besoin de se débarbouiller dans du purin. À propos de choses accentuées, je vous recommande un roman fait par un « jeune », dans lequel il y a vraiment du talent, bien que la donnée soit impossible : la Dévouée, par Hennique.

Quant au père Hugo, ce qu’on m’en a dit est contradictoire, Jourde (du Siècle) en mal et Léon Gouzier en bien. Ce qui m’étonne, c’est qu’il ait pu résister à son logement, où, le soir, on crève de chaleur et d’asphyxie. Beaucoup prétendent qu’on ne le reverra pas à Paris, ce qui me désolerait. Le tête-à-tête avec lui est une chose exquise, mais le tête-à-tête seulement. Du reste, je saurai la vérité par Lockroy.

Une chose qui m’a diverti cette semaine, c’est la liste des croix d’honneur. Avez-vous remarqué qu’on décore maintenant des employés de commerce ? Ce n’est même plus le patron « X, de la maison X ».

Et des métiers grotesques : fabricant de fleurs, confections pour dames ! Oh ! là ! là !

Avez-vous pleuré Dupanloup ? Belle binette ! Vous savez qu’il m’aimait, si j’en crois Alexandre Dumas ? Je lui rends modérément la pareille, car je connais ses œuvres. Son livre sur les hautes études est d’un esprit bien commun. C’était un curé de campagne, rien de plus. Son oraison funèbre de Lamoricière semble écrite par un commis voyageur devenu bedeau.

Je n’ai pas lu le dernier poème de Sully Prudhomme. L’absence d’images chez ces poètes-là me choque étrangement. Leur profondeur ne contient que du vide et leur simplicité est pauvrette. Pourquoi dire en vers des choses pareilles ? On retourne au Delille.

Mais rien ne vaut Feuillet ! Le commandant d’Eblis, hein ? Quelle figure ! Et l’infirme ! Les chevaux qui s’emportent ! Et l’abbaye ! Et les 30 000 francs pour vos pauvres ! Son succès (car c’est un succès) a deux causes : 1o la basse classe croit que la haute classe est comme ça, et 2o la haute classe se voit là dedans comme elle voudrait être.

La pluie tombe à flots, les feuilles jaunes tourbillonnent, la rivière mugit. Il est quatre heures. Je vais allumer ma lampe et me remettre à mes bonshommes.