Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1790

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Louis Conard (Volume 8p. 186-189).

1790. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, jeudi, 2 heures [16 janvier 1879].

Comment, chérie, je te dois plusieurs lettres ? Ton reproche est aimable, mais injuste ! Et à propos de lettres, je suis tanné d’en écrire ! J’ai envie de publier, dans les journaux, que je ne répondrai plus à aucune : Quatre aujourd’hui ! six hier ! autant avant-hier ! Mon temps est mangé par ce gribouillage imbécile.

Avec tout ça, Bouvard et Pécuchet n’avancent pas. Je succombe sous la théologie ! et je t’assure, loulou, qu’il faut avoir la tête forte et vaste pour coordonner et rendre plastiques toutes les questions qui sont à traiter dans ce gredin de chapitre-là ! J’en viendrai à bout, je crois. Mais quand sera-t-il fini, ce chapitre ix ? Ne le sais ! et il se pourrait très bien que je n’allasse à Paris qu’au milieu de l’été prochain.

Pour ne plus penser pendant deux ou trois heures à la Religion (car j’en rêve la nuit, et à mes repas j’en mange avec mon fricot), j’ai invité Fortin à dîner pour aujourd’hui.

Monsieur commence à ne plus dormir, bien que tous les jours je m’astreigne à une demi-heure de promenade. N’importe ! le physique et le moral sont bons.

Ah ! ma chère Caro, ma chère fille, j’en ai gros sur le cœur pourtant ! et je voudrais bien me soulager !

Je satisfais mon besoin de tendresse en appelant Julie après mon dîner, et je regarde sa vieille robe à damiers noirs qu’a portée maman. Alors je songe à la bonne femme, jusqu’à ce que les larmes me montent à la gorge. Voilà mes plaisirs. Ma vie est rude, franchement.

La tienne n’est pas douce non plus, pauvre chérie ! Mais tu es jeune, toi, par conséquent plus forte. Je te remercie bien de ta gentille lettre de ce matin. Elle m’a un peu desserré le cœur. La vente se fera-t-elle lundi ? J’en doute. Ce sera encore remis à plus tard ! Et en attendant, comment vivre ?

Au milieu de ces tristesses, je continue ma métaphysique, Kant, Hegel, Leibnitz. Ce n’est pas drôle, et j’en suis accablé. Hier j’ai travaillé quatorze heures. Je suis solide, apparemment…

Ce matin, la pluie a de nouveau traversé le plafond de la chambre de ton mari. Le pauvre Corneille, sur le chevalet au milieu, commençait à recevoir de l’eau, quand Suzanne est entrée par hasard. Nous l’avons sauvé, et je vois qu’il n’y paraîtra pas. J’ai eu une belle peur.

Encombrée comme tu l’es dans notre logement, comment vas-tu faire pour peindre ?

J’ai reçu une lettre de Toudouze charmante, oui charmante. Les amis de Paris s’ennuient de moi, et me réclament. Quand les verrai-je ?

C’est ce soir la première de l’Assommoir. Je voudrais bien y être. Mais ?… Ainsi de suite. Enfin, attendons la vente. Je prendrai de quoi être un peu libre de mes actions pendant quatre ans, et puis, après, à la grâce de Dieu. Mais quant à cela, j’y suis résolu par exemple, et là-dessus je ne céderai pas, car je ne peux plus vivre dans des conditions pareilles…

— J’attends demain à 2 heures le bon Laporte, et d’aujourd’hui en huit, Houzeau, Pouchet et Pennetier à déjeuner. Ce que tu me dis de Mme M*** m’afflige, mais ne m’étonne pas. Le Vice est toujours puni, la Vertu aussi. Quant à la pauvre mère Tardif[1], tant mieux pour elle de n’être plus de ce monde (il ne faut plaindre la mort que des heureux, c’est-à-dire celle de fort peu de gens). Je me rappelle avec douceur les moments que j’ai passés chez elle autrefois, et j’ai envie « de faire dire une messe à son intention », sérieusement… Je ne vois plus rien à te conter, mon pauvre loulou. Mets à exécution ton projet de m’écrire longuement deux fois par semaine.

Maintenant je vais reprendre l’examen de Leibnitz, par Condillac, lequel vaut mieux que sa réputation, puis relever mes notes dans le traité Des Apparitions, le Dr Calmet, etc.

Et je t’embrasse bien tendrement.

Ta vieille Nounou.

Es-tu remise de tes émotions de funérailles ? Quand se marie ton élève ? As-tu trouvé un atelier ? Que dit Bonnat de tes œuvres ?

Il commence à faire un joli froid, et je brûle beaucoup de coke (rien de Paul de Kock).


  1. Une vieille amie de la famille.