Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1939

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Louis Conard (Volume 8p. 361-363).

1939. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset], dimanche, 4 heures [1er février 1880].

Primo : les choses du métier, ou plutôt : l’Art avant tout !

1o L’éducation homicide de Laprade m’allèche (mon gamin, fils de forçat, veut tuer un autre enfant et torture les animaux). L’éducation libérale, moins. Cependant je serais bien aisé de les avoir l’une et l’autre.

Le livre de Robin sur la même matière m’a paru peu fort, et à celui de Spencer j’ai éprouvé la même désillusion. Néanmoins, je voudrais bien les relire. Arrange-toi pour que le P. Didon m’expédie ce qu’il a, le plus promptement possible, et remercie-le d’avance ! Oh ! si quelqu’un pouvait m’envoyer le livre de Spurzheim, sur l’éducation, ce quelqu’un serait un sauveur !

Rien de tout cela n’est à Rouen et ce gredin de Pouchet ne me répond pas. Je viens de lui re-écrire. Ce qui me fait enrager, maintenant que je voudrais ne pas perdre une minute, c’est le temps perdu à lire les romans des jeunes ! Trop d’hommages ! J’ai prié Charpentier de ne plus m’en envoyer ! J’en ai là quatre sur ma table, qui attendent leur tour. Je n’ai pas même eu le temps de remercier Popelin pour son Polyphile. Mais je vais tous les bâcler ; puis je n’en ouvre plus un seul. Sans compter qu’il faut répondre à ces messieurs. Voilà aujourd’hui quatre heures employées à cette besogne ! Je suis trop bonasse.

Boule de Suif, le conte de mon disciple, dont j’ai lu ce matin les épreuves, est un chef-d’œuvre ; je maintiens le mot, un chef-d’œuvre de composition, de comique et d’observation, et je me demande pourquoi il a choqué Mme Brainne. J’en ai le vertige. Serait-elle bête ?

Jolie conduite ! tu te trimbales dans « les coulisses ». La mère Heuzey devait jubiler ! se figurer qu’elle était actrice !!! Cette anecdote confirme ma théorie : les femmes sont plus braves que les hommes. Moi, je n’oserais jamais faire ce que vous avez fait, de peur d’être mis à la porte ! et on m’y mettrait ! Mais les dames ! Ah ! bien, oui ! Quel toupet ! et pas de migraine le lendemain ; c’est beau ! En résumé, mon pauvre chat, tu as eu raison.

Et à l’impudence tu ajoutes le vol ! (vol de mon papier). Enfin tu prends le genre de Paris. Je t’approuve. Dans les âges préhistoriques, on n’était pas sévère pour la morale et, en fait de divorce, je crois que « la plus dégoûtante promiscuité, etc. »… J’ai envie d’écrire les Mémoires du Vieillard de Cro-Magnon.

Je suis content que tu ailles souvent chez le père Cloquet, que j’aime et respecte beaucoup pour lui-même, et à cause du passé. Gertrude m’a écrit pour me faire ses adieux et dans sa lettre il y avait un billet de Dolly. Admirable ! Elle me dit qu’elle m’a connu bien avant sa mère et dans une existence antérieure. Quelle drôle de young Lady ! c’est fou et plein de charme.

Tâche que ton mari se repose. Il doit être éreinté.

Maintenant je vais écrire encore une lettre à « un jeune », puis reprendre les Offices de Cicéron et rebûcher mon plan.

Deux bécots de la Nounou.

P.-S. — À quelque jour, je tuerai un pauvre ! Ernest t’expliquera pourquoi. Mais, immédiatement après son départ, j’ai trouvé un truc pour la sonnette.

L’Ours des Cavernes.