Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 035

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 73-75).

35.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Turin, ce 5 juillet 1766.

Mon cher et illustre ami, je viens enfin d’obtenir mon congé, et je le dois à une Lettre que le roi de Prusse a fait écrire à son ministre pour me demander au roi de Sardaigne d’une manière également obligeante pour lui et honorable pour moi. Voilà ce qu’on voulait ici ; aussi en a-t-on été charmé, et il y a grande apparence que le roi ne me laissera point partir sans me donner quelque marque de bonté.

Je compte que vous aurez reçu une Lettre que je vous ai écrite au commencement du mois passé et dans laquelle je vous marquais que je venais d’écrire au roi et à M. de Catt, comme vous me l’aviez conseillé. Je n’ai point encore reçu la réponse, mais j’espère qu’elle sera telle que je pourrai partir en conséquence. En attendant, je vais toujours annoncer à ce dernier que j’ai reçu mon congé et que je n’attends plus que les ordres du roi. Je puis vous assurer, mon cher ami, que je regarde cet événement comme le plus grand bonheur qui pût jamais m’arriver, et ce qui met le comble à ma satisfaction, c’est de penser que c’est à vous que j’en ai obligation. Je me flatte qu’on me donnera la permission de passer par Paris et qu’ainsi je serai à portée de satisfaire en quelque façon la sensibilité de mon cœur ; ce sera le second voyage que j’y aurai fait uniquement pour vous, mais je ne veux pas que ce soit le dernier. À propos, j’ai lu dans quelques gazettes que Mme Geoffrin[1] est partie ou va partir pour Varsovie, et on ajoute que vous devez ensuite l’accompagner jusqu’à Pétersbourg. Cette dernière circonstance me transporterait de joie si elle avait lieu, puisque je pourrais espérer de vous posséder quelque temps à Berlin à votre retour ; mais je n’ose me flatter d’un pareil bonheur.

Le Volume de notre Société n’a pas encore paru, mais il paraîtra infailliblement avant la fin de ce mois ; votre Mémoire est imprimé, et j’y ai fait les corrections que vous m’avez envoyées. Aussitôt qu’il sera en état de voir le jour, je vous en enverrai un exemplaire par la voie qui me paraîtra la plus sûre et la plus prompte, car je serais bien aise que vous y jetassiez un coup d’œil, même avant mon arrivée à Paris, afin que je pusse ensuite causer avec vous de différentes choses qui nous intéressent particulièrement. Adieu, mon cher et illustre ami : croyez qu’il n’y a personne qui vous aime plus sincèrement ni par plus de raisons que moi. Je vous embrasse de tout mon cœur.

P.-S. Je compte, à moins de quelque inconvénient que je ne prévois point, que je pourrai partir dans un mois ou un mois et demi au plus tard ; cependant, si l’on me pressait, je tâcherais de hâter mon départ autant qu’il me serait possible.


  1. Mme Geoffrin (née en 1699 à Paris, où elle mourut en 1777) ; dont le salon était l’un des plus célèbres de Paris, avait tiré de prison à Paris, en payant ses dettes, Stanislas Poniatowski, et ce prince, qui l’appelait sa mère, étant monté sur le trône de Pologne, l’invita à venir le voir à Varsovie. Elle s’y rendit en 1766, malgré ses soixante-huit ans.