Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 096

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 209-211).

96.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 6 septembre 1771.

Mon cher et illustre ami, j’ai attendu, pour répondre à votre dernière Lettre du 12 août, que le marquis Caraccioli fût arrivé ; il y a si longtemps qu’on l’annonce sans qu’il arrive, que j’ai craint de vous induire en erreur en me contentant de vous apprendre qu’il allait arriver. Enfin il est ici depuis trois à quatre jours, logé à l’hôtel de Suède, rue de l’Université. Je ne l’ai point encore vu, mais je lui ai écrit un billet pour lui faire vos compliments, lui apprendre les raisons de votre silence, et lui annoncer que je vous mandais son arrivée et que vous lui écririez bientôt.

Je n’ai rien à vous dire d’après tout ce que vous me mandez de l’homme en question qui se plaint que vous êtes si difficile à vivre ; je crois qu’il sera là-dessus tout seul de son avis. Je suppose qu’il en pourrait bien être de cet homme comme de ceux qui voient les autres ple couleur jaune, parce qu’ils le sont eux-mêmes.

Nous venons de perdre un autre homme, qui, avec beaucoup plus de talents et un caractère d’une autre espèce, n’était pas plus facile à vivre M. Fontaine est mort le 21 du mois dernier, dans un état fort misérable, accablé de dettes et même ruiné, le tout par sa faute, et pour avoir eu la vanité de vouloir être seigneur de paroisse, et d’avoir acheté pour cela une terre qu’on lui a vendue un prix fou et qu’il n’a pas pu payer. Il avait en outre la v……, ou du moins, si je suis bien informé, des reliquats de c……, ou c……-……, qui lui ont procuré une rétention d’urine, dont il est mort. C’était un homme de génie, mais d’ailleurs un fort vilain homme ; la société gagne à sa mort encore plus que la Géométrie n’y perd.

Vous aurez dû recevoir par M. d’Arget un paquet qu’il s’est chargé de vous remettre, et qui contient mes Mémoires imprimés en 1769. Je serai ravi de voir vos recherches nouvelles sur les tautochrones ; j’avais encore quelques vues sur cette matière, mais simplement ébauchées ; j’attendrai, pour les suivre ou pour les laisser là, que j’aie vu ce que vous avez fait de nouveau. Je suis encore plus curieux de voir d’autres choses de vous. C’est demain qu’on nous distribuera les pièces des prix ; je désirerais fort que vous eussiez concouru, et je l’espère un peu, d’après ce qu’on m’a dit qu’il y avait une pièce arrivée de Berlin. Je suis sûr qu’il y en a aussi une de Pétersbourg, mais je doute qu’elle ajoute beaucoup à celle de l’année passée, du moins autant que j’en ai pu juger en jetant les yeux sur cette pièce, le jour que j’allai chez notre secrétaire pour la commission que vous m’aviez donnée. Je ne doute point que, si vous avez concouru, vous n’ayez beaucoup ajouté à ce que nous savions déjà sur ce sujet, qui ne sera pas sitôt épuisé, a ce que j’imagine.

Vous pouvez être tranquille sur les envois que je vous ferai dans la suite ; je m’adresserai ou à Lalande ou à Durand, comme vous me l’indiquez, et je ne vous laisserai plus à dévorer à la race juive des Bordeaux et des Michelet : Adieu, mon cher et illustre ami ; je vous adresse directement cette Lettre par la poste, parce que je n’ai point en ce moment d’autre occasion et que vous me paraissez désireux d’apprendre l’arrivée du marquis Caraccioli. Je vous embrasse de tout mon cœur.

À Monsieur de la Grange,
de l’Académie royale des Sciences et des Belles-Lettres de Prusse ; à Berlin
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