Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 115

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 263-265).

115.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 2 mai 1773.[1]

Je vous remercie de tout mon cœur, mon cher et illustre ami, de ce que vous n’avez pas pris en mauvaise part les réflexions que je me suis permises sur l’affaire sur laquelle vous avez daigné me consulter. Ma franchise naturelle et l’intérêt que je prends à la personne que cette affaire regarde, tant par son propre mérite que parce que vous l’honorez de votre amitié, ne m’ont pas permis de vous rien dissimuler, et je vous prie d’être bien persuadé que je vous ai parlé absolument sine ira et studio. Cependant je vous avoue que je ne serais pas bien aise qu’une partie de ce que je vous ai dit revînt ici, et je ne crois pas qu’il soit nécessaire de vous en détailler les raisons, d’autant que vous pouvez les imaginer aisément. Je reconnais toute votre amitié et votre affection pour moi dans ce que vous me dites relativement à ma patrie. On ne m’a jusqu’à présent fait aucune proposition, et j’ignore si on pense à m’en faire quelqu’une ; je vous dirai même que je ne le souhaite pas, parce que je me trouverais un peu embarrassé, n’ayant, d’un côté, aucun sujet de me plaindre de ma situation ici et n’étant pas de mon naturel porté au changement, et ayant, de l’autre, à craindre d’indisposer contre moi par un refus un prince qui a toujours daigné m’honorer d’une bienveillance particulière. Quoi qu’il en soit, je vous promets, s’il est jamais question de cela, de ne vous rien laisser ignorer et même de me conduire entièrement suivant vos conseils ; aussi bien mes principes et mes désirs sont assez conformes aux vôtres.

J’ai reçu les Éloges de M. le marquis de Condorcet[2] et je les ai lus avec la plus vive satisfaction je lui écrirai bientôt pour l’en remercier et pour joindre mes applaudissements à ceux qu’il a déjà reçus de ses compatriotes ; en attendant, je vous prie de lui demander si la Lettre que je lui ai écrite[3] en apprenant par les gazettes sa nomination à la place de secrétaire lui est parvenue, car, faute de savoir son adresse actuelle, je me suis servi de celle qu’il m’avait marquée l’année passée : rue Saint-Roch, au bureau de la Gazette. J’ai appris aussi, d’abord par la même voie et ensuite par une Lettre de M. de la Place, son admission à l’Académie[4], et cette nouvelle m’a causé un plaisir très-sensible ; je lui répondrai aussi au premier jour.

J’attends avec la plus grande impatience la suite de votre sixième Volume d’Opuscules. Notre Volume Pour 1771 va paraître, et je crois que je pourrai vous l’envoyer d’abord par le canal de M. Bernoulli, qui m’a dit avoir un envoi à faire à M. de la Lande. J’y joindrai un exemplaire de mes Mémoires pour M. de Condorcet, et peut-être un Ouvrage pour M. le marquis Caraccioli, s’il aura paru dans ce temps-là. Au reste, je dois vous prévenir que vous ne trouverez guère rien qui mérite votre attention dans la partie de ce Volume qui m’appartient. Elle roule presque entièrement sur la théorie des équations, et je suis fort aise de m’être débarrassé de cette matière, dans laquelle je m’étais embourbé mal à propos. Je comptais aussi de vous envoyer par la même voie le Mémoire que j’avais destiné à votre Académie et dont j’ai marqué le sujet au marquis Caraccioli ; mais, comme ce Mémoireest devenu beaucoup plus long que je ne croyais d’abord, parce que j’ai cru devoir exposer ma nouvelle méthode avec tout le détail nécessaire pour en rendre la pratique facile et commode à ceux qui voudront en faire usage, il me semble qu’il y aurait de l’indiscrétion à prétendre qu’il fût imprimé dans vos Volumes, que l’abondance des matières rend déjà assez gros. Si vous croyez mon scrupule fondé, je réserverai ce Mémoirepour le Recueil que je vais faire imprimer, et qui paraîtra au plus tard dans un an, si le libraire qui veut s’en charger ne manque pas de parole, et je tâcherai de préparer quelque autre chose pour payer mon tribut à l’Académie ; sinon je vous enverrai cette pièce telle qu’elle est par la première occasion que je pourrai trouver.

On m’apporte dans ce moment, de la part de M. Bernoulli, un gros paquet de livres où se trouve, entre autres, la suite de votre sixième Volume. Ainsi je me réserve à vous en parler dans ma première Lettre. Adieu, mon cher et illustre ami je vous embrasse de tout mon cœur.

À Monsieur d’Alembert, Secrétaire de l’Académie française, etc., à Paris.

  1. Lagrange a, par erreur, daté cette Lettre du 2 mars.
  2. Éloges des académiciens de l’Académie royale des Sciences morts depuis 1666 jusqu’en 1699. Paris, 1773 ; in-12.
  3. Voir, dans le Volume suivant (t. XIV), la Lettre de Lagrange à Condorcet, en date du 5 avril 1773.
  4. Laplace avait été nommé, le 24 avril 1773, membre de l’Académie des Sciences comme mécanicien adjoint.