Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 130

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 293-295).

130.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 15 décembre 1774.

Mon cher et illustre ami, je vous ai déjà dit et je vous répète que vous ne devez point craindre de m’écrire directement et par la poste. Les frais de port sont très-peu de chose, et, fussent-ils plus considérables, je les ferais avec le plus grand plaisir pour avoir plus souvent des nouvelles de votre santé et de vos travaux.

Nous avons fait hier, M. de Condorcet et moi, le Rapport de votre Mémoire à l’Académie, et nous en avons dit ce que nous pensons, c’est-à-dire que ce Mémoire est excellent, comme tout ce que vous faites. Je suis enchanté du contraste de votre modestie avec la bonne opinion que d’autres géomètres ont d’eux-mêmes, quoiqu’assurément ils n’y aient pas le même droit. Vous prouvez bien ce que vous me disiez il y a quelque temps, que les prétentions sont en raison inverse du mérite. L’homme dont vous me parlez[1] est bien dans ce cas ; toutes ses assertions sur le mouvement de l’apogée de la Lune sont aussi étranges que la confiance avec laquelle il en parle ; mais il est si loin de résoudre la difficulté, qu’il ne s’en doute même pas. Il faut dire avec le jésuite Lemoine[2] : « C’est ainsi que Dieu, qui est juste, donne aux grenouilles de la satisfaction de leur chant. »

Ma tête commence à être un peu meilleure ; je dors, non pas tout à fait bien, mais moins mal, et je ne désespère pas, si cela continue, de pouvoir reprendre un peu mes travaux mathématiques, la seule occupation qui m’intéresse véritablement, car les Belles-Lettres et la Philosophie même ne sont pour moi qu’un pis-aller. Je voudrais bien pourtant être a portée de vous consulter en ce genre comme en Géométrie, car vous êtes doctus sermonis utriusque linguæ, et je serais bien charmé de pouvoir vous faire lire les soixante-douze Éloges d’académiciens français que j’ai composés depuis dix+uit mois pour tuer le temps, ne pouvant pas mieux faire.

Votre travail sur les comètes, car j’y compte beaucoup, vaudra bien mieux que ces rapsodies, et j’attends avec impatience tout ce que vous saurez bien ajouter au peu que Clairaut et moi avons fait là-dessus.

M. le comte de Crillon a été très-sensible à votre souvenir et à tout ce que vous me dites d’obligeant sur son compte ; il vous fait mille compliments ; il vient de faire un mariage très-avantageux à tous égards et tel qu’il le méritait[3]. On m’assure que le marquis Caraccioli est parti de Naples ; mais on croit qu’il s’arrêtera à Rome pendant le temps du conclave[4]. Ce qu’on a écrit dans les gazettes sur le prétendu mécontentement de sa cour est une sottise du genre de celles que ces faquins-là sont sujets à imprimer.

J’ai été enchanté de ce que j’ai trouvé de vous dans le Volume de vos Mémoires que M. de Crillon m’a remis, et je ne vois rien à désirer dans votre Mémoire sur les racines imaginaires. Adieu, mon cher et illustre ami ; recevez les vœux que je fais pour vous au commencement de l’année où nous allons entrer. Mes compliments à MM. Bitaubé, Thiébault, etc., et à tous ceux qui veulent bien se souvenir de moi.

À Monsieur de la Grange,
directeur de la Classe mathématique de l’Académie royale des Sciences
et Belles-Lettres, etc., à Berlin
.
[En note : Répondu le 6 (lisez : le 9) janvier 1775.]

  1. Le P. Frisi.
  2. Pierre Lemoyne, jésuite, poète, né à Chaumont (Haute-Marne) en 1602, mort à Paris le 22 avril 1672.

    Erratum : D’Alembert a attribué à tort au P. Le Moyne la phrase « Dieu qui est juste donne aux grenouilles de la satisfaction de leur chant. » Elle est du P. Garasse (Somme théologique, Paris, p. 418-419). Cette erreur a été relevée par le P. Chérot dans sa très savante Étude sur la vie et les œuvres du P. Le Moyne. Paris, 1887, in-8o, p. 106, note.

  3. Il venait d’épouser Marie-Charlotte Carbon.
  4. Clément XIV était mort le 22 septembre 1774.