Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 170

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 373-374).

170.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 1er mars 1782.

Mon cher et illustre ami, M. Viotti, que vous m’avez recommandé, est venu chez moi deux fois sans me trouver. Je me suis informé longtemps de sa demeure sans pouvoir l’apprendre, ce qui m’affligeait beaucoup, à cause de l’intérêt que vous prenez à lui. Enfin il est revenu chez moi une troisième fois ; je l’ai-vu, j’ai causé très-longtemps avec lui je l’ai mis au fait de ce qu’il lui importe de savoir sur le goût musical de ce pays-ci. Je lui ai donné des conseils qui pourront lui être utiles pour réussir comme il le désire. Je ne l’ai point revu depuis, mais il m’a paru très-content de notre conversation et très-disposé à en profiter ; je sais d’ailleurs qu’il est fort accueilli et fort recommandé dans ce pays-ci, et j’espère qu’il s’y plaira.

J’attends avec grande impatience votre Mémoire sur la libration de la Lune et les belles recherches qu’il me paraît contenir. Je ferai tous mes efforts pour les suivre et les entendre ; je dis tous mes efforts, car mes facultés intellectuelles, surtout à cet égard, s’affaiblissent de jour en jour ; ma tête se fatigue au bout d’une heure de travail encore sont-ce là mes bons jours, et je ne puis plus m’occuper que d’objets mathématiques très-peu appliquants, et par conséquent peu intéressants pour d’autres que pour moi, qu’ils désennuient et qu’ils amusent, sans pouvoir être fort utiles à d’autres.

J’attends aussi votre travail sur le mouvement des fluides, et ce que vous m’en avez dit dans votre précédente Lettre, joint à ce que vous me marquez dans celle-ci, me donne grande envie de les lire. Je ne doute pas que vous n’ayez ajouté beaucoup à mes anciennes recherches sur ce sujet. Dans le Tome Ier de mes Opuscules, j’ai trouvé aussi que l’équation donne la vitesse en raison inverse de la tranche lorsque cette tranche est très-petite mais je vois que vous avez été beaucoup plus loin, et j’en suis ravi pour la Science et pour ma propre instruction.

J’ai reçu le Volume de 1779 par M. Viotti ; je connaissais déjà vos excellents Mémoires pour ce Volume ; c’est à peu près tout ce qui m’y intéresse. Quant au Volume de Göttingue, il me paraît, à l’ordinaire, bien peu de chose, malgré la grande réputation philosophico-mathématique du très-médiocre et très-présomptueux Kæstner.

M. Bitaubé me mande que vous avez reçu mon petit mot pour vos Mémoires, et que vous voudrez bien en faire usage. Je m’amuse, ne pouvant faire mieux, à repasser mes anciennes bavarderies géométriques je jette sur le papier les nouvelles idées, bonnes ou mauvaises, qu’elles me fournissent, et, si en les remâchant j’en trouve quelques-unes qui ne soient pas tout à fait indignes de vos Mémoires, je les recommanderai à votre indulgence.

Notre ami le marquis Caraccioli est à Palerme depuis quatre mois. J’ai assez souvent de ses nouvelles, soit directes, soit indirectes. Il me paraît ne se pas déplaire dans ce nouveau séjour, parce qu’il y fait tout le bien que sa place et les circonstances lui permettent de faire ; mais il regrette toujours beaucoup ses amis de Paris, où, en effet, il était très-recherché. Mes regrets sont pour le moins égaux aux siens, et je sens tous les jours combien il manque à ma société.

Adieu, mon cher et illustre ami conservez-moi votre chère et précieuse amitié vous savez tout le cas que j’en fais. Je vous embrasse aussi tendrement que je vous aime.

Je serais assez content de ma santé en ce moment sans ma vessie, qui me donne quelques inquiétudes, auxquelles je tâcherai de mettre ordre. Conservez votre santé pour vous, pour moi et pour les sciences.

(En note : Répondu le 5 novembre 1782.)