Correspondance de Sophie-Dorothée, princesse électorale de Hanove avec le comte de Konigsmarck -1691-1693)/01

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Correspondance de Sophie-Dorothée, princesse électorale de Hanove avec le comte de Konigsmarck -1691-1693)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 622-660).
CORRESPONDANCE DE SOPHIE-DOROTHÉE
PRINCESSE ÉLECTORALE DE HANOVRE
AVEC
LE COMTE DE KONIGSMARCK
1691-1693

« Ces lettres, même dans la traduction anglaise, ont un charme, une grâce, un parfum délicieux. Puisse-t-on nous en offrir bientôt le texte français, de façon à nous rendre familière, dans son relief vivant, l’aimable et tragique figure de Sophie-Dorothée. »

Ce vœu de M. de Wyzewa, exprimé ici même, le 15 juin 1900, en conclusion de son étude sur le livre de W. H. Wilkins intitulé : Le roman d’une reine sans couronne, se trouve réalisé aujourd’hui avec d’autant plus d’à propos que l’ouvrage anglais vient d’être très élégamment traduit. Dans sa préface, Mlle L. B. témoigne le regret que les lettres, ainsi présentées au public, ne soient qu’une traduction d’une traduction.

Les originaux français, jusqu’ici inédits, sont d’une authenticité indiscutable. Ils se « cautionnent » eux-mêmes, en quelque sorte ; mais, en plus du caractère véridique de cette correspondance, son origine a été rigoureusement tracée par Wilkins en un chapitre dont voici la substance :

Philippe de Konigsmarck avait deux sœurs : la comtesse de Lewenhaupt et Aurore, mère de Maurice de Saxe, C’est à cette dernière que les amoureux remettaient les lettres qu’il eût été imprudent de conserver et qu’ils ne voulaient cependant pas détruire.

Cela dura ainsi jusqu’à la fin de 1693. Celles que Konigsmarck reçut ensuite étaient chez lui au moment de son assassinat. Saisies par l’électeur de Hanovre, elles figurèrent au procès en divorce avec quelques autres qui avaient pu être interceptées. Ces fragmens de la correspondance ne sont, sans doute, pas près de voir le jour, car ils sont conservés, partie dans les archives royales de Berlin, partie dans celles du duc de Cumberland, roi de Hanovre in partibus.

La princesse, naturellement, détruisit les lettres de Konigsmarck qui étaient en sa possession à la mort de son amant. Aurore, dont la vie errante fut pleine d’aventures, paraît avoir confié la correspondance à sa sœur de Lewenhaupt qui s’était retirée en Suède. Celle-ci les remit en mourant à son fils en lui recommandant de les conserver avec soin, « car elles ont, dit-elle, coûté la vie à mon frère et la liberté à la mère d’un roi. »

Le comte de Lewenhaupt laissa deux fils. Le plus jeune hérita le château d’Ofvedskloster où se trouvait le précieux dépôt. Il vendit ce château à son beau-frère, le baron Ramel, dont la fille fut mariée au comte Sparre. Mlle Sparre, issue de cette union, épousa le comte de La Gardie, paléographe célèbre qui transporta à Loberod la correspondance et la joignit à sa collection de manuscrits.

C’est en 1831 que Wiselgein, dans son ouvrage sur les archives de Loberod, en révéla l’existence, puis le silence se fit à nouveau sur elle jusqu’en 1847. A cette époque, le professeur Palmblad en publia de courts extraits qui lui servirent pour son roman : Aurora Konigsmarck.

En 1848, le comte de La Gardie légua une partie de ses manuscrits, comprenant la correspondance, à l’Université de Lund. Une copie de ces lettres, prise vers 1850 par J. H. Gadd, sous-bibliothécaire de l’Université, fut vendue en 1870 au British Muséum. Wilkins confronta les originaux et les extraits qu’il avait pris de la copie. C’est sur cette dernière qu’ont été transcrites les lettres de Sophie-Dorothée qui, pour la première fois, sont soumises, dans le texte original, au public français.

Quant à celles de Konigsmarck qui s’y trouvent mêlées, nous avons dû, tout en conservant leur forme, en modifier l’orthographe qui eût rebuté le lecteur.

Les amoureux cachent les personnages dont ils parlent sous les pseudonymes suivans :

¬¬¬

L’Aventurière Aurore de Konigsmarck.
Le Réformeur Le mari de Sophie-Dorothée.
Don Diego L’Électeur.
La Romaine L’Électrice.
Le Grondeur Le père de Sophie-Dorothée.
Le Pédagogue Sa mère.
La Perspective La comtesse Platen.
La Boule L’électrice de Brandebourg.
Le Bonhomme Le maréchal Podevils.
La Gouvernante, La Confidente, La Sentinelle Mlle von Knesebeck.
Léonisse, Le Cœur gauche, La petite Louche Sophie-Dorothée.
Le Chevalier Konigsmarck.


L’ordre chronologique des lettres, rarement datées, n’a pas été facile à établir ; le contexte, seul, le plus souvent, a permis de les classer. L’ensemble de la correspondance déposée à l’Université de Lund dépasse deux cents lettres parmi lesquelles nous avons dû, non sans un véritable regret, — tant elles nous semblaient toutes intéressantes et belles, — faire un choix.


I

Née, par le hasard des luttes religieuses, sur la terre d’Allemagne, Sophie-Dorothée de Brunswick, princesse électorale de Hanovre, semble n’avoir eu d’autre religion que celle de l’amour, d’autre patrie que celle où son amour pouvait s’épanouir librement. Française par sa mère, Eléonore d’Olbreuse, la belle protestante poitevine ; Allemande par son père, Georges-Guillaume de Brunswick, duc de Zell, Sophie-Dorothée, qui fut l’aïeule du grand Frédéric de Prusse et la mère du roi d’Angleterre George II, tient à presque toutes les dynasties de l’Europe sans qu’aucune la puisse revendiquer.

Mêlée, par son étrange destinée, aux discussions, aux intrigues, aux compétitions des princes de cette maison de Brunswick, c’est elle, l’étrangère, indifférente à leurs manèges, qui deviendra la victime. Honnie, répudiée, reléguée, elle n’appartiendra plus qu’à une race : celle des grandes amoureuses.

En marge des événemens politiques qui sont l’Histoire, et où la princesse ne joua qu’un rôle passif, la figure de la femme que fut Sophie-Dorothée se dessine en caractères de flammes qui, pour être tracés depuis deux siècles, n’ont rien perdu de leur intensité.

Sa correspondance avec le beau Konigsmarck ne contient que l’expression de son amour ; elle marche dans son rayonnement, éblouie et enivrée ; que l’Europe entière soit en guerre, que la femme de Georges-Louis soit saluée Princesse Electorale, qu’une des premières couronnes du monde semble l’attendre, que lui importe ? Elle ne voit que Konigsmarck, n’attend que lui, n’espère qu’en lui : « Je ne suis occupée que de ma passion, écrit-elle à son amant, c’est ma destinée d’être à vous, et je suis née pour vous aimer. »

Voilà pourquoi il ne faut chercher dans ses lettres ni aperçus sur les événemens, ni observations ingénieuses ou profondes sur les acteurs qui s’agitent autour d’elle.

Un monocorde cantique d’amour chanté sur un parfait instrument, telle est la correspondance de Sophie-Dorothée avec Konigsmarck.

L’amour humain est éternellement semblable à lui-même ; seule, son expression varie.

Sophie-Dorothée s’est servie de la majestueuse langue du XVIIe siècle, qui semble ne devoir se plier qu’à des sentimens ordonnés et mesurés ; or, ce n’est ni la mesure, ni la convenance qui caractérisent l’impétueuse princesse.

L’instrument, cependant, obéit et a étrangement vibré sous ses fièvres et ses emportemens. C’est là que réside l’originalité d’une correspondance qui forme un curieux, peut-être l’unique monument de la littérature amoureuse du grand siècle.

Konigsmarck, l’objet de ces transports, y répondait également en français, mais en quel français ? Celui qu’il avait retenu aux hasards de la vie des camps et qu’il n’écrivait que phonétiquement.

Outre ce motif, il en est un autre, non moins grave, qui aurait suffi seul à rendre quelques-unes de ses lettres impubliables dans leur entier : la crudité de certains mots et de certaines images. Quelque nécessaires qu’elles soient, il faut regretter ces mutilations, car elles n’enlèvent pas à ces lettres seulement leur saveur originale, elles leur ôtent aussi, en quelque sorte, leur caractère de document.

Ce n’est pas, en effet, sans surprise que, à travers les fantaisies de l’orthographe et le sans-façon soudard, on voit jaillir souvent la pure forme du grand siècle. Ce contraste, très saisissant dans la correspondance de Konigsmarck, la rend bien représentative de l’époque et du milieu où il vécut.

Konigsmarck ne manque ni d’esprit, ni, quoi qu’on en ait dit, de sensibilité ; les choses et les gens sont, par lui, décrits à l’emporte-pièce ; la politique et la guerre ne le laissent pas indifférent : elles lui suggèrent d’originales boutades et de piquans tableaux.

A l’exemple de Sophie-Dorothée, il dédaigne de déguiser sous de spécieuses apparences sentimentales la vraie nature de sa passion. Leur roman est précis et ardent.

Pour évoquer les deux amans dans leur pleine lumière et pénétrer leur mentalité, il les faut replacer dans leur cadre, dans leur atmosphère, rappeler les événemens qui modelèrent leurs caractères, déterminèrent leur penchant et décidèrent de leur vie.


Ce fut aussi un roman qui préluda à la naissance de Sophie-Dorothée.

L’apparition charmante, à Bréda, chez la princesse de Tarente, d’Éléonore d’Olbreuse, réfugiée protestante et fille de bonne race, convertit subitement à la grâce du mariage un endurci célibataire. Il n’était rien moins que Georges-Guillaume de Brunswick, celui-là même qui, pour promener librement à travers l’Europe son humeur indépendante, avait cédé à son frère cadet, l’évêque d’Osnabruck, ses droits d’aînesse et, par-dessus le marché, — car c’en était bien un, — sa fiancée Sophie Stuart, fille du roi de Bohême et petite-fille de Jacques Ier, dont la dot était l’éventualité d’une couronne.

A travers mille obstacles, le mariage se fit ; mais avec des restrictions telles qu’Eléonore d’Olbreuse, épouse à peine morganatique, occupant à la cour de Hanovre, sous le nom de Mme d’Harbourg, une position subalterne, était qualifiée, par sa parenté dédaigneuse, « le beau morceau de chair » ou « la Madame » du prince Guillaume.

« La Madame » devait faire son chemin. Sa souple intelligence, sa volonté tenace qui subjuguait un époux épris, enfin la naissance de sa fille Sophie-Dorothée, la menèrent où elle avait décidé d’arriver.

Successivement, « le petit tas de boue, » comme l’appelait la princesse Palatine, devint comtesse de Willemsbourg, épouse légitime et duchesse de Zell. Mais tout cela n’alla pas sans amertume et sans rancœurs.

Sa première victoire fut la légitimation de sa fille bien-aimée, Sophie-Dorothée, née au château de Zell, le 15 septembre 1666. Cet événement fut mal accueilli à Osnabruck, et, après les fêtes princières qui l’accompagnèrent, les rapports déjà tendus des deux cours devinrent ouvertement hostiles.

Cet état de choses, et le sentiment de ce que sa situation avait d’équivoque, pesèrent sur la sensibilité précoce de la fille d’Eléonore : elle ne s’attacha pas à une patrie qui l’adoptait de si mauvaise grâce. Son affection se tournait vers celle dont sa mère lui révélait, dans sa langue originelle, l’esprit et le parfum. C’était une petite Française qui grandissait sur la terre d’Allemagne, et cette petite Française pouvait d’autant mieux revendiquer sa patrie de choix, que Louis XIV, sur les instances de ses parens qui craignaient pour elle l’hostilité de sa famille, lui avait octroyé, en 1671, des lettres de naturalisation lui permettant de se retirer en France en cas de danger.

Au contraire de la cour d’Osnabruck, brillante, bruyante et dissolue, celle de Zell était vertueuse, paisible et patriarcale. Georges-Guillaume, grand veneur et grand buveur, n’aimait guère le faste. Eléonore était toute à l’éducation de sa fille dont l’intelligence et la beauté dédommageaient la mère des blessures d’amour-propre faites à l’épouse. Déjà l’enfant se révélait fougueuse. A douze ans, sa tante de Reuss trouvait dans le secrétaire de Sophie la déclaration d’un audacieux petit page.

Tantes et cousines se réjouissent à l’envi de ce puéril incident qui présage de cruelles mésaventures à Eléonore : « Cette petite canaille de Sophie-Dorothée nous vengera tous, » écrivait la Palatine, friande de tous les incidens que l’écho lui apportait de sa chère Allemagne.

Mais la « petite canaille » était belle, riche, bien vue de l’Empereur et, quand vint l’heure de lui choisir un époux, ce furent des prétendans de marque qui se mirent sur les rangs : Henri-Casimir de Nassau, le prince Georges de Danemark. Ses parens la fiancèrent à son cousin germain, Auguste de Wolfenbuttel.

Eléonore restait reconnaissante à Ulrich-Antoine, père du jeune prince, de ses égards affectueux qui contrastaient avec l’animosité générale de sa famille.

Mais le fiancé, agréable à Sophie-Dorothée, mourut d’une blessure, au cours d’une campagne.

De nouveau, surgirent les compétiteurs et parmi eux, très inattendu, son cousin Georges-Louis, fils de l’évêque d’Osnabruck. Ce fut lui qui l’emporta et décida du sort de Sophie-Dorothée.

C’est à Osnabruck que ce coup de théâtre avait été préparé de main de maître.

Déjà, en 1679, Ernest-Auguste, par la mort de son frère Jean-Frédéric, avait joint le Hanovre à son évêché ; l’occasion se présentait de préparer la réunion éventuelle du duché de Zell : elle était trop belle pour ne pas triompher des anciennes répugnances à l’égard de la fille d’Éléonore.

Le plan conçu par la maîtresse de l’évêque, la fameuse comtesse Platen, fut, en diligence et avec habileté, exécuté par la duchesse Sophie. Elle circonvint son beau-frère de telle sorte que, pour la première fois, il résista aux supplications de sa femme et aux larmes de sa fille, qui fut sacrifiée.

Et ce n’était pas un mince sacrifice pour Sophie-Dorothée d’épouser un homme qui ne pouvait lui inspirer que de l’aversion. Un physique désagréable, une intelligence médiocre, un naturel grossier et brutal, voilà ce qu’apportait Georges-Louis, déjà repoussé dans deux tentatives matrimoniales, à celle que Rébenac dépeignait à Pomponne comme « une des princesses les plus accomplies qui soient en Europe. »

Eléonore eut la douleur de voir sa fille aller vivre dans cette même famille qui l’avait accablée d’humiliations et d’outrages.

La cour de Hanovre était un séjour dangereux pour une jeune femme coquette, que ne défendait pas l’amour d’un mari. Elle présentait le tableau complet de ce qu’étaient, à cette époque, les petites cours allemandes. Plus qu’en aucune autre, y sévissait cette fièvre d’imitation qui faisait surgir partout des Versailles en miniature. Divisées par des haines d’intérêt, d’ambition, ne s’unissant que pour repousser les armes victorieuses de la France, ces cours s’offraient cependant avec une singulière facilité à la conquête de ses mœurs. Conquête tout en surface, d’ailleurs : on copiait, avec plus de zèle que de bonheur, des manières ; l’esprit dont elles procédaient était absent. La plupart de ces princes du Nord étaient encore de grossiers féodaux, mais des féodaux sans grandeur ; ils en conservaient l’humeur batailleuse, les lourds appétits, les vices sans élégance. Ils se mouvaient gauchement dans un décor improvisé où ne manquaient pourtant pas les modèles de ces manières qui leur demeuraient étrangères.

La Révocation de l’Edit de Nantes avait eu pour effet de remplir de Français les cours allemandes, celle de Zell, en particulier, où les attirait Eléonore d’Olbreuse.

En cet exil, quelques-uns trouvèrent la fortune, presque tous des emplois importans, dans l’armée surtout.

On n’aimait guère les nouveaux venus, mais on les recherchait ; eux seuls mettaient la note juste, la gaieté légère et spirituelle dans les fêtes incessantes qui prétendaient ressembler à celles de Versailles.

Il n’était pas de famille noble dont les enfans ne fussent élevés par des précepteurs, des « anges gardiens » français. De cette combinaison d’élémens si différens, de cette civilisation à fleur de peau, résultait une corruption de mœurs dont l’exemple venait des princes mêmes.

Ernest-Auguste, fier de sa réputation de galanterie, ne pouvait décemment, pour égaler sur ce point le grand Roi, se passer de favorite déclarée. Son choix ne fut pas heureux. La comtesse Platen, qui tint l’emploi, le remplit avec plus de haine que d’amour.

A Hanovre, tout pliait devant sa volonté ; corrompre était son instrument de domination. Elle en usait jusque dans la famille de l’évêque, dont les fils étaient, par ses soins, pourvus de maîtresses, ses créatures. L’altière Sophie souffrait le tout en silence et se consolait en philosophant avec Leibnitz.

La Platen, mauvais génie de la petite cour, avait une ampleur machiavélique digne de plus vastes scènes : par la perversité froide, patiente et cruelle, cette comtesse du grand siècle était sœur des Dalila et des Hérodiade.

Le théâtre dont elle disposait était petit, mais le drame qu’elle y machina fut de proportions grandioses. Sophie-Dorothée et Philippe de Konigsmarck en furent les héros passionnés et douloureux.

La maîtresse de l’évêque ne tarda pas à se repentir d’avoir fait le mariage de Georges-Louis. La radieuse étoile qui se levait à la cour de Hanovre menaçait son éclat défaillant. L’Europe entière célébrait les charmes de la princesse, et voici la peinture qu’en trace, à cette époque, le Mercure galant (décembre 1684) :

« Elle est d’une taille fort bien prise. Elle a les cheveux d’un blond châtain, la forme du visage ovale, une petite fosse au menton, le teint beau et uni et la gorge très belle. Elle danse parfaitement bien, joue du clavecin et chante de mesme. Elle a infiniment de l’esprit, beaucoup de vivacité, une imagination heureuse et riche par le profit qu’elle a fait de ses lectures. Elle est née avec un fort bon goût, qui s’est augmenté par les soins que l’on a pris de son éducation.

« Un homme qui sçauroit autant qu’elle seroit heureux et pourroit en demeurer là. Elle parle fort juste de tout et entre finement dans tout ce qu’on lui dit et répond de mesme. »

Avec ses yeux « noirs et brillans, » sa chair « blanchement rose, » telle apparaît Sophie-Dorothée dans la fleur de ses seize ans.

Le Mercure, cependant, néglige un détail de ce charmant visage : les yeux très à fleur de tête que l’on retrouvera chez son fils George II d’Angleterre et, par la suite, dans toute la dynastie de Hanovre.

La princesse plaît, elle est admirée, l’évêque lui-même tombe sous le charme. C’était assez pour décider la perte de la jeune femme. La favorite attendit et guetta.

Rien dans la conduite de Dorothée ne put, pendant quelques années, servir de ténébreux projets. Deux maternités successives occupèrent d’abord son cœur : à défaut d’amour, le calme régnait dans le ménage. C’était trop encore pour la Platen qui, employant les moyens coutumiers, y jeta le brandon de discorde sous les espèces de la fraîche et insignifiante Ermengarde-Mélusine de Schulenbourg. Georges-Guillaume n’essaya pas même de dissimuler et produisit ouvertement sa maîtresse. L’impétueuse Sophie-Dorothée se résignait à n’être pas aimée de son mari, mais elle entendait qu’il la respectât. Larmes, reproches, scènes, mirent la situation au pire. Georges-Guillaume devint brutal. La coupe était pleine ; la princesse retourna à Zell demander protection à ses parens ; le duc, influencé par son ministre Bernstorff, la sermonne et la renvoie à son époux.

A cette heure propice, « beau, brave, léger, moqueur, éclatant, » apparaît à Hanovre le comte Philippe de Konigsmarck.

Au bas de ce portrait, tracé par Paul de Saint-Victor, se place naturellement l’opinion de Saint-Simon sur le brillant Suédois : « C’étoit un de ces hommes pour produire les plus grands désordres d’amour. »

Fatalité de race, que cette irrésistible séduction, si l’on rapproche les « désordres » causés par Philippe, de ceux dont son neveu, Maurice de Saxe, fut également l’auteur.

Konigsmarck était beau, séduisant, nulle contestation à cet égard. Ses qualités morales répondaient-elles à son extérieur ? Sur ce point, il existe moins d’accord. Egoïste, grossier, intéressé, tel est, en général, le jugement porté sur lui.

Cette sentence est-elle sans appel ? Nous ne le croyons pas. Tout ce qui concernait Konigsmarck pendant son séjour à Hanovre ayant été soigneusement détruit, sa correspondance amoureuse constitue les uniques pièces d’un procès qui mérite, peut-être, d’être révisé.

Quelques-unes de ses lettres, dont l’orthographe, seule, a été rétablie, ont dû, pour le sens, être ici mises en regard de celles de Sophie-Dorothée : il y apparaît que cet amant, si malmené, qui écrivait, dans un français de fortune, des détails de corps de garde, trouvait, parfois, des expressions singulièrement belles pour dire son amour.

La vie de Konigsmarck est l’explication de son caractère : de même que l’hérédité maternelle avait fait naître Sophie-Dorothée française, l’hérédité paternelle avait fait naitre Konigsmarck aventurier.

Les Konigsmarck, de vieille race suédoise, avaient toujours fait montre de l’humeur la plus aventureuse. On les trouve sur tous les champs de bataille de l’Europe, la guerre de Trente Ans connut les prouesses fameuses du grand-oncle de notre héros.

Philippe, le second fils du général Konigsmarck, n’avait point menti à son origine ; il ne valait ni plus ni moins que la plupart des aventuriers nobles de son temps : mêmes qualités et mêmes défauts.

Konigsmarck avait vingt-six ans quand, en 1688, il arriva à Hanovre où le précédait une réputation de faste et de galanterie acquise dans les nombreuses capitales qu’il avait visitées.

Les Hanovriens sont éblouis par le luxe de ses équipages, ses folles prodigalités, ses énormes pertes au jeu. Ernest-Auguste est charmé par ses manières, son esprit, sa belle humeur ; bientôt il ne peut plus se passer du beau Suédois et le fait colonel de ses gardes : charge dangereuse, car elle lui donne libre accès dans le palais. Le loup est dans la bergerie !

La jolie princesse qui y languissait avait été, dix ans plus tôt, pendant qu’il faisait son éducation militaire à Zell, la compagne de son adolescence. Le mauvais destin voulut que Konigsmarck, avant de parvenir jusqu’à elle, trouvât sur son chemin la Platen.

Le séduisant colonel avait produit une vive impression sur cette beauté mûrissante ; elle ne la cacha pas. Konigsmarck voulait être bien en cour, et le tribut qu’il dut payer à la favorite, s’il n’est pas la plus brillante de ses aventures, fut certainement la plus néfaste.

Konigsmarck et Sophie-Dorothée se rencontrèrent d’abord au milieu des fêtes de la Cour ; on parla des jeunes années, encore si proches, où leurs jeux se mêlaient ; les confidences survinrent, les plaintes de la jeune femme sur sa triste vie conjugale, la solitude de son âme dans une famille et une société où elle se sentait traitée en étrangère. Des plaintes aux consolations, il n’y a qu’un pas, et Konigsmarck n’était point coutumier d’hésitation. La femme de Georges-Guillaume se défendit pourtant.

A ce moment, les troupes hanovriennes se joignaient à l’armée impériale pour aller en Morée combattre les Turcs. La princesse presse Konigsmarck de partir, avouant ainsi sa faiblesse.

Celui-ci ne s’y trompe pas et, habilement, obéit. Il gagnait ainsi des adieux émouvans.

Quand, avec les rares survivans de cette désastreuse expédition, le jeune homme rentra à Hanovre, périls, bravoure et absence avaient avancé ses affaires dans le cœur de Sophie-Dorothée.

Bien inopportunément pour son repos conjugal, Georges-Louis part à son tour pour faire campagne en Hollande et, pendant que, contre Louis XIV, se nouaient et se dénouaient les alliances entre Anglais, Orangistes et princes allemands, les deux amoureux se livraient imprudemment à la haine qui veillait dans l’ombre. La Platen donne l’alarme à Georges-Louis, il accourt, et le chassé-croisé recommence. Le prince, qui ne croit qu’à de simples étourderies, ne veut pas écarter tout à fait Konigsmarck, et le charge, par son père, d’une mission diplomatique à Hambourg. C’est alors que s’ouvre la correspondance qui fera son œuvre accoutumée ; respectueuse d’abord, elle attendrit, élève insensiblement le diapason jusqu’à l’exaltation totale, et prépare la chute.

La justice veut qu’à travers les premières ruses amoureuses employées par Konigsmarck pour aveugler Sophie-Dorothée sur le danger, un fait soit ici mis en évidence qui démontre, à ce moment, le désintéressement de sa passion.

Il résista aux sollicitations et aux promesses magnifiques du roi de Suède qui, profitant de l’occasion présente, essayait de le faire rentrer dans sa patrie. Là, cependant, étaient tous les intérêts de Konigsmarck, ses domaines, son avenir.

Il n’est pas possible de douter de la sincérité des premières lettres que d’Ath, en Hainaut, il écrit à la princesse :


Ath, le 1er de juillet 1691.

« Je suis à présent à l’extrémité et je n’ai pas d’autre moyen de me sauver qu’un mot de lettre de votre incomparable main. Si j’étois assez heureux d’en recevoir, je serois, du moins, un peu consolé. J’espère que vous serez assez charitable de ne point refuser cette grâce, et puisque vous me causez mon affliction, il est juste que vous me consolez aussi. Il ne tient donc qu’à vous de me consoler du chagrin que la funeste absence me cause, et je verrai aussi par là si je peux faire fond sur ce que vous avez eu la bonté de me dire quelquefois. Si je n’écrivois à une personne pour laquelle j’ai autant de respect que d’amour, je trouverois des termes qui exprimeroient mieux ma passion ; mais craignant de vous offenser, il faut m’en tenir là, en vous priant seulement de me conserver un peu dans votre souvenir et de me croire votre esclave. »


Les deux premières lettres que nous citons ici, pour marquer quel était le ton de Konigsmarck au début de ses relations avec la princesse, diffèrent beaucoup, pour l’orthographe, de celles qui suivirent. Le respectueux soupirant qu’il était encore ne voulait pas montrer son style en négligé ; bien imprudemment, il dut charger quelque obligeant ami de corriger ces billets. Sophie-Dorothée hésite à répondre, et peut-être ne l’eût-elle pas fait sans une sentimentale suivante qu’elle avait amenée de Zell : Eléonore de Knesebeck. Celle-ci qui fit preuve, dans la suite, d’une fidélité quasi héroïque, était à coup sûr une confidente dangereuse, car elle ne put résister à la tentation de jouer un rôle dans une aventure romanesque. Sophie-Dorothée répondit donc au beau Suédois ; elle en reçut un merci tel qu’il l’inclina à de nouvelles faveurs :


De Hambourg, le 24 janvier ? (plutôt juillet).

« J’ai reçu la réponse aujourd’hui, jugez dans quelle inquiétude j’ai été depuis tout ce temps-là. Je peux vous assurer que cela est cause que ma maladie dure depuis longtemps, car dans l’appréhension où j’étois d’être tout à fait oublié de vous, cela me causoit des douleurs mortelles ; mais puisque je vois le contraire, j’ai repris tellement du courage que j’espère de vous revoir bientôt. C’est bien moi qui se doit plaindre d’être obligé garder tant de mesures, et combien ne suis-je pas tourmenté par là, mais je porterai mon malheureux sort avec beaucoup de fermeté, puisque la plus aimable et la plus charmante personne du monde me le cause.

« Au reste, si l’on pouvoit ajouter foi à ces paroles, je ne changerai à moins que vous ne m’y contraigniez. Que ne serai-je heureux, mon bonheur seroit parfait alors et je n’en souhaiterai point d’autre dans le monde. Mais ces mots veulent dire beaucoup, et je ne sais si vous avez fait réflexion. Si vous me faisiez la grâce de me répondre deux mots, je me remettrois bien plus tôt et, par conséquent, je serois plus tôt en état de vous assurer de bouche que je suis réellement votre obéissant valet. »


La correspondance est désormais établie. Chaque fois que Konigsmarck s’éloignera, il recevra les plus tendres assurances ;

Pour lui, ses lettres se modifient insensiblement à mesure qu’il sent augmenter son pouvoir : reproches jaloux, sermens, promesses de fidélité, menaces de se tuer, le tout accompagné des protestations les plus véhémentes qu’il signe avec son sang. Il ne demande plus les services du correcteur :

« Adieu, émable brune... je vous embrasse les jenoux, » écrit-il sans plus d’orthographe que de façons.


Sa stratégie amoureuse est intéressante à suivre, tant il sait graduer les nuances. Il feint d’être malade, donne d’horrifîans détails ; si Sophie-Dorothée ne se laisse pas toucher, il est « un homme fricassé. » Il l’inquiète : « Je pars, quand vous reverrai-je ? » Enfin, il devient tragique et nourrit un ours auquel il présentera son cœur à dévorer si la princesse change à son égard.

Mais le cœur de Sophie-Dorothée ne change pas ; elle l’écoute au point de faire à Konigsmarck une promesse qui lui permet de témoigner ainsi son impatience :


« Ah ! que les momens me deviennent des siècles, je ne saurois pas voir le jour sans me fâcher. Pourquoi les heures ne deviennent-elles pas des momens ? Que ne donnerois-je d’entendre minuit sonner ! Ayez soin d’avoir de l’eau de la reine de Hongrie prête, de peur que la trop grande joie me cause un évanouissement. Quoi, j’embrasserai ce soir la personne la plus aimable du monde, je baiserai ses lèvres charmantes... j’entendrai de vous-même que je ne vous suis point indifférent, j’embrasserai vos genoux, mes larmes auront la permission de couler sur ces joues incomparables ; mes bras auront la satisfaction d’embrasser le plus beau corps du monde...

« Oui, Madame, encore une fois, je mourrai de joie, je le sens, cela ne se peut autrement.

« Préparez-vous à cela ; pourvu que j’aie le temps de vous dire que je meurs votre esclave, je me consolerai de tout. »


La dernière faute est consommée, la femme de Georges-Guillaume a reçu, la nuit, son impatient amant. Les deux amoureux dissimulent mal, leur intrigue commence à se dévoiler et revêt un caractère d’autant plus grave qu’elle peut compromettre la succession de la couronne anglaise, rendue probable par l’avènement de Guillaume d’Orange.

La duchesse de Zell a des soupçons, elle objurgue sa fille de fermer ce roman en éloignant le Suédois qui, informé, n’épargne pas la vigilante mère : ... « La terre s’ouvriroit pour l’engloutir, je serois bien content... Tout conspire contre moi, les hommes, les démons, les vieilles femmes qui sont pires que les démons. »

Enfin Konigsmarck part faire campagne en Flandre. Du camp et de différentes étapes, il écrit à la princesse. Elle lui répond de Hanovre et de Brockhausen. C’est à partir de ce moment que ses lettres ont été conservées.

Les deux premières sont écrites dans les larmes de la séparation :


« J’ai passé le reste de la nuit sans dormir et tout le jour à parler de vous et à pleurer votre absence. Jamais jour ne m’a paru si long et je ne sais comment je pourray m’accoustumer à ne vous point voir. La Gouvernante vient de me donner vostre lettre, je l’ay reçue avec toute la joie dont je puis estre capable. Soyez persuadé que je feray au delà de ce que je vous ay promis et que je ne perdray aucune occasion de vous bien persuader ma passion et le sincère attachement que j’ay pour vous ; si je pouvois m’enfermer pendant votre absence et ne voir qui que ce soit au monde, je le ferois avec un vray plaisir, car tout me desplait et tout m’ennuye quand je ne vous vois point. Si quelque chose peut me faire supporter vostre absence sans mourir de douleur, c’est que j’espère vous faire voir par ma conduite que l’on n’a jamais tant aimé que je vous aime et que rien n’esgale ma fidélité : elle est à toute espreuve, et quoy qu’il puisse m’arriver, rien au monde ne sera capable de me détacher de tout ce que j’adore. Oui, mon cher enfant, ma passion ne peut finir qu’avec ma vie.

« J’ai esté si changée et si abattue aujourd’huy que le Réformeur m’en a plainte et m’a dit qu’il voyoit bien que je me trouvois mal et que j’y devois prendre garde. Il a raison, mais mon mal ne vient que d’aymer et je n’en veux jamais guérir. Je n’ay veu personne qui mérite que je vous en parle, j’ay esté un moment chez la Romaine et je suis venue chez moi aussitost que je l’ay peu pour avoir le plaisir de parler de vous...

« Il est huit heures, je vas faire ma cour ; grand Dieu, que je feray un sot personnage ! Je me retireray dès que j’auray soupé pour avoir le plaisir de lire vos lettres, c’est le seul que j’auray en votre absence. Adieu, mon adorable enfant, il n’y a que la mort qui puisse me détacher de vous, car toutes les puissances humaines n’y réussiront jamais... »


Dimanche, 12 juin.

« Je ne reçois point de vos nouvelles, j’en suis au désespoir ; je suis inquiète et je crains mille choses ; je ne saurois pourtant m’imaginer que vous me négligez, vous m’avez trop persuadée de vostre tendresse pour vous soupçonner de ce costé là, mais j’aime trop tendrement pour estre sans inquiétude, elle est inséparable de l’amour que j’en ay.

«... Je m’estois flattée de vous revoir après la reveue, je l’aurois peu en toute liberté, le Réformeur estoit absent. Cette chimère m’a fait passer deux nuits à la fenestre ; je ne voyois passer personne que je ne crusse que c’estoit vous. La Gouvernante avoit beau me dire, je ne voulois point entendre raison ; mais il faut vous rendre compte de ce que j’ai fait aujourd’hui : je me suis retirée d’abord après disner. Il y a eu musique le soir, et le Cœur gauche a joué avec Colt [1].

«... La Romaine m’a fort parlé de vostre beauté et de la régularité de vos traits, je crains bien que l’on ne le trouvera que trop et que cela me coustera encore bien des larmes.

« Il faut finir, il est trois heures et je vas me mettre au lit. Ne doutez jamais de ma fidélité, elle est inviolable et je veux vivre et mourir tout à vous. »


Chaque fois qu’il est possible à Konigsmarck de quitter l’armée, il se hâte d’accourir à Hanovre. Mais on fait bonne garde autour de la princesse, et les entrevues sont rares et périlleuses. Une fois même, Konigsmarck n’a pas la joie de l’apercevoir, car ses parens l’ont emmenée à Zell. En vain Sophie-Dorothée, entre ses plaintes sur son absence et ses brûlantes tendresses, commence à prévenir les soupçons jaloux de son amant et fait passer sous ses yeux chaque heure de son existence remplie de lui. Il lui en veut de son éloignement et cherche à faire naître en elle la jalousie. Certes, si peu austères que fussent les réunions joyeuses à la Cour, elles pâlissaient encore auprès du tableau que fait Konigsmarck des réjouissances qu’il va chercher chez la comtesse Platen :


«... En vous quittant, j’ai trouvé la compagnie joyeuse chez la comtesse, le verre en main sous le son des trompettes et des timbales ; mais tout cela m’a si peu diverti que je souhaitois estre à vingt lieues de là. Mon chagrin en a tellement paru, que M. B. m’a mandéce que j’avois, car je ne voulois pas faire raison d’un seul verre de vin, aussi ne l’ay pas fait... Le bruit des verres, trompettes et timbales mêlé avec les flûtes douces et les grands cris des ivrognes, ont fait la plus drôle harmonie du monde et m’ont donné l’occasion à trouver un coin pour rêver à mon aise, pendant que les autres dansoient, se déshabilloient et sautoient sur la table... »


Le début de la lettre qui suit répond à un des plus graves reproches faits à la correspondance de Konigsmarck, quant à la brutalité des termes et des images. Sophie-Dorothée, pour affinée que soit la forme des siennes, n’en juge pas ainsi.

Elle ne croyait pas devoir exiger de son amant plus de réserve dans l’intimité que n’en gardaient les hommes de ce temps.


Lundi, 20.

« A mon réveil, l’on m’a donné votre lettre, je l’ai trouvée charmante, tendre et telle que je souhaitois. Je vous demande la continuation des sentimens que vous m’y témoignez. Si vous les changez, je ne veux pas vivre un moment. Il n’y a plus que vous qui me fassiez trouver la vie agréable, et depuis vostre départ, je n’ay pas eu un moment de joye. Quand je pense que tous les pas que vous faites vous esloignent de moi, je suis au désespoir. J’ai songé mille fois à vous suivre. Que ne donnerois-je point pour le pouvoir faire et pour estre toujours avec vous ; mais je serois trop heureuse et il n’y a point parfaite félicité dans ce monde.

« Si quelque chose me peut faire plaisir dans l’estat où je suis, c’est vous bien marquer mon indifférence pour tout le monde et mon sincère attachement pour vous. J’évite tous les hommes, je ne parle qu’aux femmes et je le fais avec un vrai plaisir ; ne m’en ayez point d’obligation, il me seroit impossible d’en user autrement et vous estes trop charmant pour qu’on puisse regarder personne après vous.

«... Je n’ay point sorti de ma chambre, je pars dimanche et j’yrai ce soir prendre congé de la Romaine...

« Si je vous disois tout ce que je pense pour vous et jusqu’où va ma tendresse, je ne finirois jamais ; elle est au-dessus de tout ce que je peux vous en dire et je me trouverai fort heureuse si la vostre l’esgale. Je ne vous prescherai pas de m’estre fidelle, il est inutile de vous dire que j’en mourrai si vous ne l’estes point. Je vous l’ai dit mille fois, et tout le repos de ma vie en dépend. Vous en trouverez de plus aimable, mais jamais de si tendre, et vos volontés me seront toujours des loix. Mais pourquoi changeriez-vous ? Vous estes aimé à l’idolâtrie et vous avez le cœur trop bien fait. Adieu, mon cher enfant, soyez persuadé que vous serez éternellement aimé, que je ne penserai qu’à vous le témoigner, et que tous les malheurs du monde ne seront capables de m’empêcher. »


Les lettres suivantes sont datées de Brockhausen, où Sophie-Dorothée s’était retirée près de sa famille, pendant l’absence de son mari.

Hélas ! la tendresse filiale a pâli devant l’amour. Le duc et la duchesse de Zell n’ont de leur fille que sa présence, son cœur est ailleurs. Avec la cynique ingénuité des amoureux, elle avoue à Konigsmarck ses ruses, ses pièges pour endormir la perspicacité de ses parens.


Brockhausen, 22 juin.

« Le seul plaisir auquel je suis sensible présentement est celui de vous assurer de ma fidélité et de ma tendresse. Elle augmente tous les jours et je me trouve heureuse d’estre dans cette solitude, puisque j’ai tout loisir de penser à vous, vous m’occupez uniquement. Le Pédagogue et le Grondeur me parlent bien souvent sans que je les écoute, et mon cœur et mes pensées sont toujours auprès de vous, et je n’ay pas eu un moment de joye depuis vostre départ ; et quand je songe que je serai encore quatre ou cinq mois sans vous voir, je tombe dans une mélancolie que je ne saurois cacher. Mille tristes réflexions m’accablent, je crains que l’on ne nous sépare et que l’on ne mette obstacle à mon bonheur. Je me vois sur le bord du précipice. Enfin, si vous saviez l’estat où je suis, je vous ferois pitié. Mais se m’ami, cor mio, non bramo altro ben. Ce sont mes sentimens et je mourrai avec eux. Vous devez estre tranquille sur ma conduite, que rien ne trouble vostre repos. A peine ay je esté habillée qu’il m’a fallu disner, ensuite j’ai esté chez le Pédagogue quelque tems... Le Grondeur est venu me voir et il m’a fait mille amitiés. J’ai joué avec Chauvet et la Beauregard. On a soupe et je me suis retirée sans avoir parlé à personne.

« Bonsoir, je vas me mettre au lit. Que de tristes nuits depuis vostre départ ! Je ne saurois penser aux plaisirs que j’ai eus avec vous et à l’estat où je suis sans une douleur mortelle. Soyez constant, mon cher enfant, tout le bonheur de ma vie en dépend. Pour moi, je ne veux vivre que pour vous. »


Brockhausen, 25 juin/8 juillet.

« J’espérois recevoir de vos nouvelles de Wesel et je suis bien triste de n’en avoir point eu. Je l’attribue à la négligence de ceux qui sont à Hanovre et je ne saurois croire que vous en ayez pour moi. Permettez-moi de m’en flatter. C’est la seule consolation qui me reste, et quand je songe que vous m’aimez, je ne fais plus aucune réflexion sur les malheurs qui me menacent. Je ne veux point vous rompre la teste sur tous les sujets que j’ay à craindre. Le Pédagogue et le Grondeur m’accablent d’amitiés, ce qui me rassure beaucoup. Ils ne m’ont point parlé du Chevalier depuis le jour de mon arrivée. J’en suis surprise, mais j’espère qu’ils sont persuadés de ce que je leur ai dit. J’ai appris hier la mort du frère de La Court, j’en ai esté saisie par rapport au Chevalier. Il se portoit bien, il estoit jeune, cependant il est mort. Vous ne sauriez vous figurer les tristes réflexions que cela m’a fait faire. Je crains pour vous plus que jamais. Si vous m’aimez véritablement, ménagez-vous pour moi, que deviendrois-je sans vous ? Je ne pourrois pas demeurer un moment dans le monde et la vie me seroit insupportable. Il est seur que, depuis vostre départ, je ne mène qu’une vie languissante. Cependant j’espère vous revoir et cet espoir me console. Jugez ce que je ferois si je l’avois perdu, mais je ne veux point me tourmenter par ces tristes pensées. Tous mes vœux sont pour vostre conservation, et nuit et jour le bon Dieu est importuné des prières que je lui fais pour vous. Si vous saviez combien ma passion est violente, vous me plaindriez d’estre si loin de vous ; elle augmente à tous momens, et l’absence ne la diminue jamais. Il est constant que je ne vous ay jamais si tendrement ny si parfaitement aimé, j’ay des délicatesses pour tout ce qui vous regarde au delà de l’imagination.

« Je me fais un plaisir de ne parler à personne. Le Grondeur et le Pédagogue m’en ont obligation. Ils croyent que c’est pour estre avec eux que je fuis tout le monde, et ils ne savent point que c’est pour vous mieux marquer ma passion et mon attachement.

« On parle d’aller à Ems. Le Pédagogue en a besoin, sa santé est fort languissante, le Grondeur est de la partie. Ils souhaitent beaucoup l’un et l’autre que le Cœur gauche soit du voyage. Faites-moi savoir si le Chevalier le trouve bon. On s’y réglera, on aura cependant de la peine à s’en défendre, mais pourvu que l’on lui plaise, il suffit, et l’on compte tout le reste du monde pour rien. J’ai passé tout le jour chez le Pédagogue. Le Grondeur a esté à la chasse, il n’est revenu que fort tard. A son retour, on a soupé. Il m’a ramené dans ma chambre et ensuite il s’est retiré. Conservez-moi toute votre tendresse. Je ne veux point un cœur partagé. Le mien est tout à vous, il est juste que le vostre soit tout à moi. Mais mon Dieu, peut estre que, dans ce moment, vous n’estes occupé que de vos nouvelles conquêtes, et moi je ne pense qu’à vous. Non, vous n’estes pas capable d’une si noire trahison, vous m’aimez, vous m’avez juré cent fois, je le veux croire et je ne veux pas même en douter. Il est deux heures. Je suis plus à vous qu’à moi même. »


C’est à travers mille obstacles que les lettres de Sophie-Dorothée parviennent à son amant ; les intermédiaires sont dangereux, les communications peu aisées ; par surcroît, les inondations retardent encore les courriers après lesquels Konigsmarck soupire. Son impatience le rend injuste et querelleur. Il connaît le défaut dominant, et si français, de la princesse : une coquetterie instinctive dont elle ne se défit jamais. Il l’accable de reproches : « Votre consolation, au lieu de lire mes lettres, est d’entendre les douceurs des autres... Mon cœur est trop glorios (sic) pour être dupé... je me vengerai d’une façon que toute la terre voira... »


Et la princesse réplique doucement :


Brockhausen, 27 juin/7 juillet.

« Je ne mérite pas les reproches que vous me faites et je ne les mériterai jamais. Je ne comprends pas que vous puissiez m’accuser de négligence et de vous pouvoir oublier, et quand même vous ne recevriez pas de mes nouvelles, vous devez me assez connoitre pour ne me point l’attribuer et pour estre persuadé que la faute ne vient pas de moi. Est-il possible que vous puissiez croire tout ce que vous me mandez, et avez-vous assez méchante opinion de moi pour me croire capable de ne songer plus à vous ?

« C’est vous seul qui m’occupez uniquement, et tout le reste du monde m’importe si peu que je n’y fais pas la moindre réflexion.

« J’espère que je serai présentement pleinement justifiée auprès de vous. Je vous ai escrit avec toute l’exactitude possible, et si je l’avois peu faire plus souvent, je l’aurois fait avec un vray plaisir, car je n’en ay aucun dans votre absence que celui de vous faire souvenir de moi et de vous assurer de ma tendresse et de ma fidélité. Ce lieu est si éloigné de tout commerce, que cela me retarde beaucoup la joye d’avoir de vos lettres, et je crains, pour la même raison, que vous ne receviez les miennes que fort irrégulièrement. Les eaux sont si grandes que l’on ne peut passer, de sorte que l’on demeurera encore toute la semaine. Je passe les jours entiers chez le Pédagogue qui ne parle que du danger qu’il y a de s’abandonner à son penchant. Je dis amen à tout et je suis le mieux du monde avec elle.

« J’ai mille inquiétudes sur vostre sujet. Le bonhomme Chauvet me dit hier que, selon toutes les apparences, l’on donneroit un combat. Vous connoissez ma passion, jugez vous mesme dans quel état je suis quand je pense que la seule personne du monde pour qui je veux vivre va estre exposée à mille dangers. Si vous m’aimez, conservez vous ; j’en mourrai s’il vous arrive le moindre accident.

« Je mène la plus triste vie que vous puissiez vous figurer.


J’ai beau changer de lieu, mon soin est inutile,
Je porte partout mon amour,
Et je n’en suis pas plus tranquille,
Dans ce paisible séjour.


« Je ne vois point de fin à mon ennuy et le temps que j’ay encore à passer sans vous me paroît une éternité, mais aussi, quelle joye quand je vous reverrai ! Il me sera impossible de modérer mon transport et tout le monde s’apercevra aisément que je vous adore. Il n’importe, vous le méritez et je ne saurois vous trop aimer. Ce sont mes sermens et je mourrai avec eux, à moins que vous ne me forciez à les changer. »


Brockhausen, 30 juin/10 juillet.

« J’ai reçu deux de vos lettres aujourd’hui, et au lieu que je les devois trouver pleines de tendresse, je n’y ai veu que des reproches que je ne mérite ny ne mériterai jamais. L’on ne peut estre plus surprise que je ne l’ai esté. Je n’ay rien fait depuis vostre départ dont vous ne deviez estre content et je ne ferai rien en ma vie que ce que je croirai vous estre agréable.

« Ce sont mes véritables sentimens, et mon inclination ne me porte qu’à vous bien marquer ma passion et le véritable attachement que j’ay pour vous ; bien loin de songer à la coquetterie dont vous m’accusez avec tant d’injustice, je n’ay peu m’empêcher de fondre en larmes en lisant toutes les duretés dont vous m’accablez. Quel sujet vous ai-je donné d’avoir si méchante opinion de moi ? Est-ce pour avoir aimé à l’adoration, pour avoir négligé tous les amis que j’avois au monde, et de m’estre souciée ny des prêches de mes parens, ny de tous les malheurs qui m’en peuvent arriver ? Rien n’est comparable à la douleur que je sens, et je ne saurois supporter que vous me pussiez croire capable de manquer à rien de tout ce que je vous ay promis. Vous me parlez de plaisantes gens pour vous supplanter. Ils ne méritent point l’honneur assurément que vous leur faites, et je suis honteuse d’estre obligée à vous rassurer sur leur sujet. J’ai fort peu parlé au Piémontois, et point du tout à l’Autrichien. Je vous ai écrit fort exactement tout ce que j’ai fait, et je suis preste à vous faire tous les sermens qu’il vous plaira pour vous bien persuader mon innocence. Croyez fortement et imprimez bien dans vostre teste que rien dans le monde ne me fera jamais changer. Je vous aime au delà de tout ce que je peux vous en dire, et quand même vous me donneriez lieu de m’en repentir, je sens bien que je ne pourrois cesser de vous aimer, et mon cœur est trop à vous pour le pouvoir reprendre. Cependant, vous voulez vous attacher à l’électeur de Bavière et vous voulez m’abandonner, et tout cela sur une chimère qui n’a pas la moindre apparence de raison. Est-ce là comme on aime ? M’aimez-vous encore, ou cherchez-vous un prétexte pour me quitter ? J’en tremble, car vous ne sauriez croire que je puisse changer. Vous vous connoissez, vous estes le plus aimable de tous les hommes, et il est impossible que l’on puisse songer à rien après vous. Rassurez-moi sur toutes mes inquiétudes, j’en ai besoin, et s’il vous reste le moindre doute sur tout ce qui me regarde, il me sera fort aisé de vous en éclaircir.

« Je n’ai fait aucune démarche que je ne sois bien aise que vous en soyez informé... Mes paroles et mes actions sont irréprochables, et quelque sévère que vous soyez, vous ne pourrez y trouver à redire. Je ne saurois oublier que vous voulez m’abandonner, il me semble que cette résolution vous couste bien peu à prendre. Je n’auray point de repos que je ne sache comment je suis avec vous. Si la plus tendre passion du monde et une fidélité inviolable peuvent vous contenter, vous devez l’estre. »


Konigsmarck, toujours sans lettres de Dorothée, apprend qu’elle a dansé à un bal donné en l’honneur de sir William Colt. Nouvelles colères de sa part :


Le 5/15.

« Le lieutenant qui étoit allé aux quartiers de la Cour m’apporte un grand baquet (sic) [2], je fus dans la dernière joie, croyant invaliblement (sic) j’en aurois de vous, mais je fus bien trompé, car je n’en trouvai point que du prince Ernest et du felt-marescal. Toute la terre écrit, hormis vous. Je vous en ai temps (sic) dit, que je ne vous dirai plus rien. Vous avez dansé au bal de Colt... »


Nouvelles justifications de Sophie-Dorothée :


Brockhausen, 3/13 juillet.

« Je suis dans une douleur mortelle et je ne saurois plus résister au chagrin que vos injustes soupçons me donnent. Vous m’avez dit vous-même de n’écrire qu’une fois à Wesel. Je l’ai fait, et toutes mes autres lettres ont été à Anvers. Vous devriez pourtant en avoir reçu, et je ne sais à qui je dois attribuer cette négligence ; mais vous avez le plus grand tort du monde de croire que j’en puisse avoir pour vous. Le tems vous fera connoistre mon innocence et vostre injustice. Je vous avoue que j’en suis sensiblement touchée, car je n’ai pensé depuis vostre départ qu’à vous bien marquer ma fidélité et le peu de cas que je fais de tout le reste du monde. Je suis fâchée que vous ne soyez pas content que j’aie été au bal de Colt, mais je n’ay peu m’en dispenser, et il m’en avoit priée avec trop d’instance. Les estrangers ne m’ont point retenue à Hanovre. Ils en étoient partis quelques jours devant. Je vous ai déjà mandé que je ne leur avois presque point parlé et je vous ai informé exactement de tout ce que j’ai fait. Si vous ne m’en croyez pas, il n’y a sorte de sermens affreux que je ne sois preste à vous faire. Je ne suis point capable de vous tromper. Je vous aime passionnément et tous les malheurs du monde ne me détacheront jamais de vous. Cependant vous croyez que je vous trahis et vous ne voulez plus m’écrire ; vous me mettez au désespoir, et que sais-je si l’on ne retient pas mes lettres pour me brouiller avec vous ? J’ai mille sujets de crainte et vous achevez de m’accabler en me croyant coupable. Devroit-il vous entrer dans l’esprit que je puisse manquer à la tendresse que j’ay pour vous ? Je manquerois plutôt à moi-même, car vous m’êtes mille fois plus cher. Je ne veux vivre que pour vous et, si vous changez pour moi, la vie me sera insupportable.


(D’une autre écriture : )

« Les eaux nous tiennent encore ici, malheureusement, et cela me fâche à cause des lettres ; peut-être que nous demeurerons encore toute la semaine. »

Les inondations qui retenaient la princesse à Brockhausen ayant cessé, elle retourne à Zell avec ses parens. Là, certains indices lui laissent craindre une trahison derrière laquelle elle devine la Platen.


A. C. (elle) [3], le 11/21 juillet.

«... Toutes choses me confirment dans mon sentiment que je suis trahie, si la Perspective s’en mesle. Jugez vous-même tout ce que j’ay à craindre ; mais je vous l’ay déjà dit, il n’y a que vos emportemens qui me font trembler. Vous vous engagerez ailleurs et je ne vous verrai plus. Peut estre la chose est déjà faite, et je suis dans une agitation si grande que je ne doute point que ce ne soit un pressentiment de mon malheur. Cependant s’il vous couste si peu de vous destacher de moy, vous m’avez bien foiblement aimée. Quand le cœur est bien touché, on n’abandonne pas si aisément et l’on se donne du moins la peine d’examiner les choses. Mais je ne saurois me flatter que vous en auriez la patience, vos manières me sont trop bien connues, vous commencerez par rompre tout à fait. Peut estre les réflexions viendront ensuite, mais il sera trop tard et j’aurai la douleur de vous aimer à l’adoration et de voir que vous ne m’avez jamais aimée. Cette pensée est si cruelle pour moy qu’elle est capable de me faire tourner la teste. Adieu, quoi qu’il puisse arriver ; je sais bien que je ne pourrai jamais cesser de vous aimer et vous ferez tout le malheur de ma vie, comme vous en avez fait tout le bonheur. »


Konigsmarck partage d’autant mieux les craintes de la princesse que, lui aussi, a relevé des détails insolites dans les dernières lettres reçues : par exemple elles étaient fermées, non avec le cachet ordinaire, mais par un simple pain à cacheter. Sophie-Dorothée vit dans de terribles transes :


« Il n’y a plus de doute que je ne fusse trahie et que la Perspective ne s’en meslât ; cependant, quoique j’eusse esté perdue sans retour, si cela s’estoit trouvé véritable, je puis vous jurer que je n’y ai pas fait la moindre réflexion et que vous seul me donniez des inquiétudes. Je craignois de vous perdre et j’aurois mieux aimé mourir. Je tremblois que, dans le premier emportement, vous ne vous engageassiez à l’électeur de Bavière, et si vous l’aviez fait, il auroit fallu me résoudre à ne vous voir plus. Rien n’est égal aux douleurs que cette pensée me causoit.

« Que je suis différente aujourd’hui de ce que j’estois hier ; je suis dans une joye que j’ai peine à cacher. Pourquoi suis-je si éloignée de vous ? Quel plaisir d’estre auprès de vous et de vous faire voir par mes caresses que je vous aime à l’adoration ! Au nom de Dieu, soyez-en bien persuadé et ostez-vous de la teste tout ce qui peut vous laisser le moindre doute là-dessus. Surtout n’ajoustez point de foy à tous les sots contes que l’on vous pourra faire. Nous avons mille gens à craindre et dont nous devons nous défier... Soyez pour moi comme je suis pour vous, et je n’ai rien à souhaiter. Vous me trouverez plus tendre que jamais, ma passion augmente tous les jours et je ne vous ai jamais tant aimé. Si vous vous souvenez de ce que vous me dites, que vous vouliez renoncer à la guerre et vivre avec moi, mais je crains bien que vous ne l’ayez déjà oublié. S’il ne faut que la moitié de mon sang pour l’obtenir de vous, je le donnerai avec joie. Il m’est impossible de vivre sans vous voir et je mène une vie languissante. Je n’en ai pas eu un moment depuis vostre départ et il n’y a que vos lettres qui me fassent plaisir. Quand je songe à tous ceux que j’ai eus et que je fais réflexion sur l’ennui où je suis, quelle différence ! Quand reviendra-t-il, ce temps bienheureux ?

« Mais le siège de Mons me fait trembler. Conservez-vous pour moi, je vous en conjure, et pensez que ma vie est attachée à la vostre. Ecrivez-moi tout le plus souvent que vous pourrez, c’est toute ma consolation, et assurez-moi bien de vostre fidélité. Je ne suis pas fort en repos sur ce sujet, je vous l’avoue, et je vous aime avec trop de passion pour estre sans inquiétude. Ah ! mon cher enfant, pourquoy ne suis-je point avec vous ? J’en mourrois de plaisir. Adieu, aimez-moi autant que je vous aime. Toutes les actions de ma vie vous marqueront que je vous aime à l’adoration, et rien ne me paraîtra difficile quand il s’agira de vous plaire.

« Adieu, encore une fois, j’aurois encore mille choses à vous dire, et ma tendresse est inépuisable. »


Les moindres passages tendres des lettres de Konigsmarck ravissent la princesse. Pour eux, elle fait grâce aux reproches et ne retient que les mots aimables dont son cœur se nourrit et dont elle le remercie comme d’un bien inestimable.


A. C. (elle), le 15/25 juillet.

« Je ne fais austre chose que lire vostre lettre, tout m’en plaist jusqu’à vos emportemens et vos imaginations ; mais espargnez vos beaux cheveux, ils vous frisent trop bien pour que vous leur fassiez aucun mal [4].

« Je viens d’avoir une frayeur épouvantable. Le Pédagogue vient d’entrer, quoique j’eusse fait dire que je voulois dormir. Tout ce que j’ai pu faire, c’est de tourner le feuillet. J’ai eu si peur qu’elle ne voulust voir ce que j’écrivois, que j’en suis devenue pâle et tremblante. Elle m’a demandé si je me trouvois mal et n’a demeuré qu’un moment. Le cœur me bat encore et je n’en suis pas remise...

« J’envie le bonheur de mon portrait, il vous baise tous les jours, vous le regardez tendrement et je n’aurai ce plaisir que dans quatre ou cinq mois qui me dureront autant de siècles. J’ai bien envie de savoir si personne ne vous a fait tourner les yeux que lui, mais je n’ose vous le demander et la curiosité seroit indiscrète.

« La Confidente m’a dit qu’elle s’informe de Testât de vostre santé, c’est pourquoi je ne vous en parle point. J’espère qu’elle est bonne, mais vous estes un vrai fripon et vous ne la ménagerez jamais.

« Je n’ai pu dormir toute la nuit, vous m’avez occupée plus agréablement que le sommeil, mais c’est pour en mourir de penser toujours à vous et de ne vous avoir point. Je suis si ennuyée de vostre absence que je ne consentirai jamais que vous me quittiez une seconde fois, et j’aime mieux m’exposer à tout que vivre sans vous voir.

« Jamais homme n’a esté si véritablement et si tendrement aimé que vous, et je renoncerois avec plaisir à tout le monde ensemble pour me retirer dans quelque coin où je ne visse que vous. Je vous l’ai dit mille fois et je vous le dis encore, vous seul faites tout le plaisir de ma vie, et si vous changiez pour moi, je ne voudrois pas vivre un moment. Vous en trouverez de plus aimable, mais jamais de si tendre et si fidèle.

« Vos volontés me seront toujours des lois et mon unique occupation sera de vous plaire. Au nom de Dieu, ne changez point, il m’en cousteroit la vie, et songez que l’on ne peut aimer ny estre à vous aussi fortement que j’y suis...

« Je viens encore de lire vostre lettre ; vous m’offrez de me faire réparation en cas que vos soupçons soient mal fondés. Préparez-vous à me la faire humble et promettez-moi de ne croire jamais rien qui me puisse blesser en la moindre chose.

« Tout ce que je vous ai promis, je mourrois plutôt que d’y manquer, et je n’oublierai rien de tout ce qui peut vous marquer une extrême tendresse et une fidélité inviolable.

« Le comte piémontois qui vous tient si fort au cœur me désole, je ne saurois m’empescher de vous parler encore de lui, quoiqu’il n’en vaille pas la peine, et je vous jure encore que je n’ai pas eu la moindre conversation avec lui, ni même la moindre envie d’en avoir. Vous devriez estre honteux de vous inquiéter pour des gens qui ne méritent pas d’estre regardés ; vous devriez vous mieux connoistre, et vous estes si fort au-dessus de tous les hommes, que vous ne devez en redouter aucun.

« Je vous rends de toutes manières la justice qui vous est deue, et quand je ne serois pas prévenue d’une violente passion pour vous, il me seroit aisé de voir que rien ne vous approche.

« Conservez-moi vostre cœur entier, je ne veux point de partage, je vous ai donné tout le mien et vous en estes le maistre absolu. Soyez aussi constant que je vous suis fidèle et aimons-nous toujours, quoi qu’il puisse arriver. »


A. C. (elle), le 16/26 juillet.

«... Vous me mandez que vous avez pris une résolution que l’on n’a peut-être jamais prise avant vous. Je meurs d’envie de savoir ce que c’est, mais je suis seure, quoi que ce puisse estre, qu’elle n’approche pas de la mienne : c’est d’éviter tous les hommes et ne rien ménager pour vous plaire, de n’avoir qu’une civilité froide pour tout le monde généralement et de mépriser tous les malheurs qui me peuvent arriver pour m’attacher uniquement à vous. Ce sont mes sentimens, faites-moi savoir si vous estes content.

« Je me suis mise au lit après avoir fini ma lettre. Je lisois toutes les vostres et je me croyois fort en sûreté, parce que j’avois fait dire que je dormois. Le Pédagogue est venu me surprendre pour la seconde fois. Tout ce que la Confidente a peu faire, c’est de les cacher sous ma couverture. Je n’ai osé remuer, de peur que le papier ne fit du bruit. Enfin le Pédagogue s’en est allé et m’a fait grand plaisir, car je mourois de peur. Je n’aime point toutes ces surprises, mais il m’est impossible de les éviter. »


C. (elle), le 22 juillet/12 août.

... Si vous saviez toutes mes inquiétudes, je vous ferois pitié : je crains mille choses, mais, plus que tout, que vous ne m’oubliiez et que quelque nouvelle passion ne vous occupe entièrement. Cette pensée me tourmente incessamment et je tremble que vous ne soyez infidèle. Sur qui se pourra-t-on fier si vous me trompez ?

« Pour moi, je renonce à toute la terre et je me retirerai dans un lieu où je pourrai pleurer en liberté la perte que j’aurai faite ; si mes soupçons sont mal fondés, je vous en demande pardon. Il est impossible, quand on aime autant que je le fais, que l’on soit sans inquiétude, et vous estes trop aimable pour ne pas craindre incessamment de vous perdre. J’en mourrois, si ce malheur m’arrivoit. J’espère que j’aurai demain de vos lettres, et je les attends avec une impatience qui m’empeschera de dormir. Figurez-vous mon désespoir si je n’en ai point...

« Je suis dans une impatience de vous revoir qui surpasse tout ce que je peux vous en dire, mais si je ne vous trouve plus le mesme, que deviendrai-je ? C’est vous seul qui avez fait tout le bonheur de ma vie, vous savez que j’ai compté tout le reste pour rien et que tous mes désirs et tous mes souhaits étoient bornés à vous plaire et à vous conserver tout à moi. Si je n’ai peu y réussir, la vie me sera désagréable ; vous seul me l’avez fait aimer et vous me la ferez haïr.

« Adieu, quoi que vous fassiez, vous serez toujours tendrement aimé, car il ne dépend plus de moi de changer pour vous. »


A. C. (elle), le 18/28 juillet.

«... Je crains tout, et vous estes trop aimable pour que l’on ne travaille de tous costés à vous détacher de moi. Résistez, je vous en conjure, à tous les efforts que l’on pourra faire, et revenez aussi tendre que vous m’avez paru à vostre départ. Le souvenir de tout ce qui s’est passé entre nous fait mon unique joie, je n’en veux point avoir d’autres, tant que vous serez absent.

« Ne me quittez plus, je vous en conjure, ou j’en mourrai. »


La guerre continuant en Flandre, les Français se préparent à soutenir, à Steinkerque, le choc des alliés. Sophie-Dorothée vit dans l’angoisse du sort de Konigsmarck et, à cette heure, son cantique d’amour devient une prière.


Le 29 juillet/8 aoust.

« J’ai appris à mon réveil qu’il se donnoit une affreuse bataille et que vous en estes. Aussi jugez de ma douleur. Elle a paru à tout le monde et il m’a été impossible de la cacher. Je suis dans une inquiétude et une agitation inconcevables et je ne serai en repos que je ne vous sache hors de tout danger. L’estat où je suis est digne de pitié ; il me semble qu’il ne se tire pas un coup qu’il n’aille à vous et que vous devez essuyer seul tout le hasard de cette affaire. Grand Dieu, s’il vous arrivoit quelque accident, que deviendrois-je ? Je ne serois pas maistresse de mon transport et je partirois pour vous aller rendre tous les soins qui vous seroient nécessaires et pour ne vous quitter jamais ; mais on ne peut sentir rien de si douloureux que ce que je sens. Je sais que vous avez été dans un danger le plus grand du monde et je ne sais point encore comment vous vous portez, c’est pour en mourir, et je suis dans une affliction que rien ne peut égaler. Je vous conjure de ne m’exposer plus à l’avenir à de semblables inquiétudes ; ne me quittez plus, je vous en conjure, et s’il est vrai que vous m’aimez, faites-vous un plaisir de passer vostre vie avec moi et faisons-nous un bonheur que rien ne puisse troubler. Je n’ai pas la force de vous en dire davantage et je suis si hors de moi-mesme que je ne sais ce que je vous escris. Vous m’avez déjà cousté bien des larmes depuis vostre départ et je prévois qu’elles ne finiront qu’à vostre retour, car vous allez estre exposé tout le reste de la campagne. Que je hais le roi Guillaume qui est cause de tout cela, il me donne des douleurs mortelles en exposant tout ce que j’adore. Adieu, encore une fois, conservez-vous, je vous en conjure, ma vie est attachée à la vostre et je ne veux pas vivre un moment sans vous. »


Le 30 juilIet/9 aoust.

« Il faut avouer que je suis bien malheureuse, à peine suis-je tranquille sur vostre fidélité, que je me trouve dans des alarmes mortelles pour vostre vie. Je n’ai pas fermé l’œil de toute la nuit, et si vous saviez tout ce que j’ai souffert depuis avant hier, je vous ferois pitié. Je n’ai pas de peine à faire croire que je suis malade ; je suis si abattue et si mélancolique, que tout le monde me plaint ; aussi suis-je à plaindre, car tout ce qui fait le bonheur et le plaisir de ma vie est exposé à tous momens et, peut-estre, ne vous reverrai-je jamais. Ah ! c’est pour en mourir, el je ne peux en soutenir la pensée. Du moins, il est seur que je ne vous survivrois pas et que je recevrois la mort avec joie comme le seul soulagement à mes peines. Je vous conjure, au nom de toute la passion que j’ai pour vous, de ne m’exposer plus à de pareilles inquiétudes, et si vous m’aimez autant que vous voulez me le faire croire, ne me quittez jamais, et encore une fois, faisons-nous un bonheur que rien ne puisse plus troubler. Toutes ces craintes et ces agitations me désespèrent, je suis lasse de tant souffrir, et il est juste que vous vous donniez tout à moi, comme je me suis donnée tout à vous. J’ai le cœur si serré que je ne saurois vous en dire davantage. J’attends les nouvelles avec une impatience égale à ma tendresse, et je n’aurai point de repos que je ne sache en quel estat vous estes. »


Le 1/11 aoust.

« Quelle joye pour moi de vous savoir hors de danger ! Il faut aimer autant que j’aime pour ressentir autant que je le fais. J’ai passé deux jours et deux nuits dans des inquiétudes mortelles, et je ne crois pas que l’on ait jamais tant souffert. J’ai reçu deux de vos lettres à la fois dont je suis charmée, car vous m’assurez que vous estes content de moi et que je ne dois point craindre vostre inconstance ; je le suis infiniment de vous et il me semble que ma passion augmente à tous momens. C’est pour cette raison que je veux vous quereller de vous estre exposé mal à propos sans aucune nécessité. C’est vouloir me désespérer de gaieté de cœur. Que vous ai-je fait pour me traiter de la sorte ? Ne devriez-vous pas vous conserver pour moi ?

« Je serois au désespoir que vous fissiez rien contre vostre honneur, mais je ne peux vous pardonner de faire le jeune homme comme vous l’avez fait. Je vous demande instamment de ne plus faire de pareilles folies. Que deviendrois-je si je vous perdois ? Vous ne songez pas que ma vie est attachée à la vostre et que je ne veux pas vivre un moment après vous. Je souhaite bien fort que cette affaire icy finisse la campagne, car si l’on alloit entreprendre quelque autre chose, je crois que j’en mourrois de frayeur qu’il ne vous arrivast quelque accident.

« Je ne sais pas où l’Electeur a eu les yeux de vous avoir trouvé laid ; s’il vous avoit veu par les miens, il vous auroit trouvé charmant, le plus agréable des hommes ; je ne crois pas que personne puisse vous le disputer, et quelque merveille que vous me disiez du duc de Richmont, je suis persuadée qu’il ne fait que blanchir auprès de vous et vous n’auriez aucun sujet de le redouter s’il devenoit vostre rival ; il ne feroit que servir à vostre triomphe, et ni lui, ni qui que ce soit au monde ne sauroit me plaire après vous. J’aurois encore une infinité de belles choses à vous dire, mais je crains d’offenser vostre modestie, et comme je la connois, je veux m’en tenir là...

« Je ne pense nuit et jour qu’à vous plaire, c’est toute mon estude, j’y borne tous mes souhaits et mon ambition... Je vous réponds de mon cœur, il est si fort à vous que rien dans le monde ne pourra vous l’oster ; il est à l’épreuve de tout ce qui peut arriver, et vous me retrouverez plus tendre et plus fidèle que jamais ; faites de même, je vous en conjure, tout mon bonheur en dépend, mais j’aurois tort d’en douter, et vous avez la bonté de me dire tout ce qui peut me rendre tranquille. Mais quand on aime aussi fortement que je le fais, on craint tout, et vous estes trop aimable pour ne pas appréhender de vous perdre. »


Konigsmarck, la veille de la bataille de Steinkerque, avait placé le portrait et les lettres de la princesse dans un paquet cacheté confié à un officier de son régiment avec ordre de le brûler s’il était tué. « Précaution inutile ! » s’écrie Sophie-Dorothée, et la pensée d’un tel malheur lui inspire des paroles véritablement prophétiques de son destin :


« Je dois vous rendre grâce des soins que vous avez pris de mes lettres et de mon portrait, mais ils auroient esté bien inutiles, car ma douleur auroit tout découvert, si vous aviez péri, et je n’aurois pas eu la force de me contraindre. Il m’auroit esté bien indifférent d’estre perdue ou de ne l’estre pas, car, sans vous, la vie me seroit insupportable, et quatre murailles m’auroient fait plus de plaisir que de demeurer dans le monde.

« Grâces à Dieu, je suis délivrée de ces tristes pensées, je fais bien des vœux pour ne me trouver plus en pareil estat. Tout le monde m’a fait compliment ce soir sur ma gaieté. Les sots croient que le Réformeur y a sa part, quoique, à dire la vérité je n’ai pas pensé une fois à lui que par rapport à vous. Je ne saurois vous peindre ma joie de ce qu’enfin vous estes content de moi. Je vous donnerai toute ma vie sujet de l’estre, et plus vous me connoîtrez, et plus vous verrez le sincère attachement que j’ai pour vous ; il durera jusqu’à ma mort, et toutes les puissances du monde ne m’empescheront jamais de vous aimer à la folie et de vous le témoigner tant que je le pourrai. Je me mocque de toute la terre, pourveu que nous nous aimions tous deux. Voilà mon sentiment, mais aimez-moi toujours comme vous avez fait et que l’absence ne diminue point vostre tendresse. J’en mourrois et je ne pourrois soutenir le moindre relâchement. Si vous saviez tout ce qui se passe dans mon cœur présentement, et le désordre que vous y faites, vous en seriez content. Jamais passion n’a égalé la mienne, aussi personne l’a si bien mérité que vous : vous estes charmant, tendre et fidèle, que peut-on souhaiter de plus ? Rien n’est égal à mon bonheur, el je n’ai plus rien à désirer que la continuation de ma félicité et que je puisse vous revoir bientôt ; ce ne sera pas aussi vite que je le souhaite. Je voudrois que ce fût en ce moment ; mais aussi, quand je vous tiendrai une fois, io vo darvi tanti bacci, tanti bacci, si te stringo un dia nel sen, que je crois que je ne finirai jamais.

« Plust à Dieu y estre déjà ! Je jugerai de vostre tendresse par l’empressement que vous aurez de revenir...

« Adieu, je ne peux finir ; je prends tant de plaisir à vous entretenir que j’y passerois la nuit. La Confidente s’endort, il faut l’envoyer coucher. Aimez-moi comme je vous aime, et je suis trop heureuse. »


Le 5/15 aoust.

« Le Pédagogue qui vient de me quitter m’a dit qu’il estoit certain que l’on alloit donner une grande bataille. Si je n’avois esté au lit, il luy auroit esté aisé de s’apercevoir de l’émotion que cette nouvelle me donnoit. Je n’en suis pas encore remise et me voilà tout de nouveau dans des inquiétudes à en mourir. Je ne saurois vous parler d’autre chose aujourd’hui que de mon chagrin, il est bien cruel de vous savoir incessamment exposé à mille dangers. Suis-je destinée à estre toute ma vie dans les afflictions, et ne pourroi-je jamais gouster tranquillement le plaisir d’aimer et d’estre aimée ? Je serois trop heureuse si cela estoit, et il n’y a point de bonheur parfait au monde. J’espère avoir demain de vos nouvelles.

« Il est seur que je ne dormirai point toute la nuit, et j’attends les jours de poste avec une impatience qui n’appartient qu’à ma tendresse.

« Je viens d’estre interrompue par le Grondeur et le Péda. Tout ce que j’ai peu faire, c’est de cacher ce que j’écrivois. Le régal auroit esté beau pour eux s’ils l’avoient veu. Ils me font mille amitiés, mais ils me prêchent incessamment de bien vivre avec le Réformeur. Le Grondeur n’entend pas raillerie sur ce sujet, ce qui fait que je n’ose lui en parler aussi souvent que je le voudrois. Si vous saviez combien je suis ennuyée de ne vous point voir, vous n’auriez point la dureté de me quitter une seconde fois.

« Mais il n’y faut pas penser, et je dois me résoudre à partager vostre cœur avec la gloire. Vous avez tout le mien, il est exempt de toutes les passions. Il n’y a que celle de vous plaire qui l’occupe entièrement, et vous estes mille fois plus aimé que vous n’aimez. Adieu, vous le serez éternellement, et je veux devenir l’exemple du plus tendre amour et de la plus exacte fidélité qui ait jamais esté depuis que le monde est monde... »


Le 8/18 aoust.

« Quoique je vous aie écrit cette après dinée, je ne saurois me coucher sans vous assurer encore de ma tendresse ; je crains si fort de ne point trouver d’occasion de vous écrire pendant le voyage, que je vous escris par précaution.

« Ma lettre partira l’ordinaire prochain. Plust à Dieu estre à sa place et pouvoir aller vous trouver ! L’on dit que je serai bien plus proche de vous au lieu où je vas que je ne la suis d’ici ; cela me fait quelque sorte de plaisir, mais il est bien imparfait...

« Bonsoir, adorato mio ben, gardez-moi sans fraude vostre aimable cœur, car j’ai toujours peur qu’on me le dérobe ; gardez-moi vostre aimable cœur, je vous conserverai le mien si entier qu’il n’y aura pas la moindre petite place pour qui que ce soit au monde. »


Eimbeck, le 12/22 aoust.

« J’ai receu vostre lettre un moment avant de partir de C(elle). La crainte que vous me témoignez que les nouveaux objets pourront me faire changer, m’est injurieuse, et vous devez estre en repos sur tout ce qui regarde ma tendresse et ma fidélité. Je vous écris au hasard, mais il m’est impossible d’estre plus longtems sans vous dire que je vous aime à la folie et que l’absence ne fait qu’augmenter ma passion. Je ne vous escris point ce que j’ai fait tous les jours ; j’appréhende que ma lettre ne se perde et que les différens lieux que je suis obligée de nommer ne fassent tout descouvrir. Je vous les envoyerai quand je serai arrivée. Il ne se passe rien qui mérite d’estre dit et je n’ai fait que boire, manger et dormir depuis le voyage. Je songe à vous depuis le matin jusqu’au soir, c’est mon unique occupation et la seule qui me soit agréable. Je suis charmée quand je pense que je m’approche de vous. S’il estoit possible que je peusse vous voir, quelle joie pour moi ! Je me fais mille chimères là-dessus qui ne laissent pas de me faire plaisir, quoique j’en voye l’impossibilité. On m’a dit que vous perdez vostre argent, j’en suis fâchée, mais on ne peut estre également heureux partout, et il faut que l’amour vous console du jeu.

« J’espère que vous serez de retour en mesme tems que moi. Je vous attends avec une impatience qui n’appartient qu’à ma tendresse, et si je vous tiens une fois, vous aurez bien de la peine à m’eschapper, car, assurément, j’aimerois autant estre morte que vivre sans vous voir : Sol per te, seiilo l’alma ferita ; tu sei la mia vita, tu solo il mio ben. Voilà ce que je sens, et comme je suis pour vous. Soyez de mesme, et souvenez-vous toujours que j’ai pour vous la plus tendre passion du monde et le plus véritable attachement.

« Adieu, je suis toute à vous, et j’y serai toute ma vie, et tant que vous voudrez de moi. »


Konigsmarck, sain et sauf, devient encore plus cher à raison des dangers courus. La cour de Hanovre est consternée du désastre de Steinkerque, mais le cœur de Dorothée chante l’alléluia. Dès ce moment, se dessine en son esprit le plan d’une réunion définitive à son amant.

De Wiesbaden, où elle se trouve avec sa mère et la duchesse Sophie qui la surveillent étroitement, elle raconte à Konigsmarck les ennuis de sa vie présente et ses espoirs pour sa vie future :

« Je défie toute la terre ensemble d’aimer au point que je le fais. Il est vrai aussi que vous le méritez plus que personne du monde. Aimons-nous toujours, je vous en conjure, et que rien ne soit capable de nous désunir. Je me trouve si bien de ma passion que je veux la conserver tout le reste de ma vie. Faites de même, et il ne manquera rien à notre bonheur. Aimons-nous encore une fois en dépit de ceux qui y veulent mettre obstacle, et qu’ils en puissent crever de chagrin.

« Je vous réponds d’une constance à toute épreuve et d’une tendresse qui ne finira qu’avec mes jours.

«... Plust à Dieu d’estre morte tout le temps qu’il faut passer sans vous voir, et ressusciter pour vous revoir ; ce seroit la chose du monde la plus charmante. Que cela m’épargneroit de méchans momens ! Mais aussi je n’aurois pas la joie d’avoir de vos lettres, et c’en est une bien sensible, surtout quand elles sont aussi tendres que celle que j’ai eue avant celle-ci ; j’en suis encore touchée jusqu’au fond de l’âme ; il y a mille endroits charmans qui vont au cœur ; je ne saurois la relire sans des rcdoublemens de tendresse qui me mettent hors de moy... Vous faites tant pour moy, vous me sacrifiez vostre fortune, vos plaisirs, vous prévenez tous mes désirs ; que peux-je souhaiter sur vostre sujet que la continuation de ces sentimens qui font tout le charme de ma vie et de me voir en estat d’en jouir ? Je ne demande de bonheur au ciel que celui-là et je lui abandonne de bon cœur tout le reste... »


Konigsmarck répond en mêlant ses protestations à des récits où Ernest-Auguste ne tient pas les plus brillans rôles : après les durs travaux de la guerre, ses compagnons vivent dans la joie. Tout en se défendant de participer à leurs plaisirs, il fait ces aveux qui permettent d’entrevoir quelle était, sous leur vernis d’emprunt, la grossièreté foncière des cours allemandes.


Deinse, le 6/16 septembre.

… « Le duc de Richemond [5] se divertit à se soûler et invente de nouveaux juremens ; l’autre jour, je dînai avec lui chez le comte d’Egmond. Il avoit inventé un nouveau jurement abominable qui est : « Ventre Dieu, farci d’apôtres. » Voilà le plaisir de notre jeunesse : je suis leur pédagogue et je leur donne de bonnes réprimandes.

« La Boule a été extrêmement brouillée avec Montalbany ; la raison est qu’elle lui a raillé sur ce que l’on dit qu’il mettoit des gras de jambe.

« Le lendemain, il revient dans la chambre de l’Electrice ; elle le raille sur le même sujet. Lui, s’emporte, met la jambe sur la toilette et lui dit : « — Tous ceux qui vous ont dit de telles choses en ont menti. »

« La pauvre Croseck qui voyoit que son impertinence alloit trop loin, approcha de lui pour le faire retirer, mais contre son attente, elle fut reçue d’une chiquenaude que le sang lui sortoit de la bouche et des yeux. L’Electrice s’emporta et défendit à Montalbany de la jamais revoir et de sortir de la maison ; mais elle ne garda guère cette résolution, car des gens de ses amis prièrent pour lui et la chose fut accommodée...

« L’on a fait une grande débauche chez Ovenair, avant-hier au soir : l’Electeur, le Prince, Bussch, le comte Schlitenbach, Konigsmarck et un appelé Simony en étoient, avec cinq filles de joie, dont deux étoient fort jolies ; mais j’ai montré la sagesse, car je n’ai rien fait que boire et manger. M. l’Electeur est un des plus agréables hommes dans ces sortes de débauches que j’ai vus de longtemps, et il vous railloit ces pauvres garces à les faire pleurer. Elles, qui ne le connoissoient pas, lui ont dit mille injures, cela a duré jusqu’à deux heures. Il n’est pas des plus vaillans... »


Dist, 6 novembre.

« ... J’ai fait une chanson en allemand sur ma belle, et comme à une fête je la chantois, beaucoup me la mandèrent ; je leur disois que la belle s’appeloit Léonisse ; ils m’ont tous conjuré de commencer leur santé par ce nom, et la chanson avec. Cela m’a mis un peu de bonne humeur, et je me soûlai avec eux ; pour trouver le vin plus agréable, je trouvai un vieux ruban rouge, bien sale, dans ma montre, lequel je leur fis avaler. Vous savez de qui ce ruban vient. Voilà le seul jour dans lequel j’ai trouvé un peu de joie depuis trois semaines... »


Entre temps, Konigsmarck prodigue ces conseils à la jeune femme :


Afflegen, 6/16 octobre.

«... Pour l’amour de Dieu, changez votre inclination de plaire à tout le monde ; c’est le plus grand défaut des dames ; vous n’avez que celui-là, il seroit dommage que vous le gardassiez, car c’est le plus grand que l’on puisse avoir. »


Cependant le Suédois demande vainement son congé. Plus de doute, on le lui refuse pour le tenir éloigné de Hanovre. En outre, sa sœur Aurore vient de recevoir d’Ernest-Auguste un cruel affront. Comme elle manifestait le désir, en quittant Hambourg, de passer par Hanovre, il lui a fait dire qu’elle eût à changer son itinéraire. Fureur de son frère qui y voit la main de la Platen, laquelle est invectivée comme Konigsmarck sait le faire.

La préoccupation de surveiller la princesse cède à ce moment à toutes les intrigues que suscite à la Cour la candidature d’Ernest-Auguste à la dignité d’Electeur. Mais Sophie-Dorothée se préoccupe bien de cela !

Son mari vient de partir, avec son père, pour Zell. En hâte, elle écrit à Konigsmarck de saisir ce moment propice et de venir secrètement la voir.

Celui-ci, fou de joie, néglige de demander un congé, et écrit à sa bien-aimée ce seul mot daté de Dist : En route !...


G. DU BOSCQ DE BEAUMONT — M. BERNOS.
L’ENSEIGNEMENT AGRICOLE EN FRANCE
ET
LES RÉFORMES PROJETÉES

L’enseignement professionnel de l’agriculture a été fondé, organisé et continuellement amélioré, en France, depuis un siècle. Il répondait si bien à des besoins certains que l’initiative privée l’a créé, lui a donné sa première forme et a contraint plus tard les pouvoirs publics à poursuivre l’œuvre commencée. Aujourd’hui, cette œuvre est considérable, elle n’a point été improvisée sans tenir compte des réalités nouvelles et des enseignemens indispensables de l’expérience. Il serait puéril de la croire parfaite ; il est juste, en revanche, de reconnaître son mérite.

L’organisation et le fonctionnement de l’Enseignement agricole sont pourtant l’objet des critiques les plus vives. Un projet de loi déposé récemment sur le bureau de la Chambre précise ces critiques dans l’exposé des motifs et indique les réformes nécessaires. La Commission de l’Agriculture a étudié ce problème ; son rapporteur en a cherché lui-même la solution avec le zèle le plus sincère. Il conclut à l’adoption du projet de loi soumis à la Chambre qui vient d’en approuver les dispositions essentielles.

Quelle est la valeur de ce projet, et quelle serait la portée des réformes qu’il propose ?

C’est ce que nous voudrions dire aujourd’hui. Il faut

  1. Sir William Colt, chargé d’affaires de Grande-Bretagne.
  2. Exemple typique d’orthographe phonétique ; Konigsmarck prononçait évidemment le moi paquet à l’allemande.
  3. Forme francisée de Zell.
  4. Konigsmarck avait projeté de se couper les cheveux pour porter perruque.
  5. Fils naturel de Charles II, roi d’Angleterre, et de Louise de Kéroualle, duchesse de Portsmouth.