Correspondance de Victor Hugo/1816

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(tome 1p. 292-296).
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1816.


Au général Hugo.
31 mars 1816.

Mon cher papa, c’est avec la plus grande surprise que nous avons été informés de ton départ. Nous voulions t’écrire, mais Mme Martin a refusé jusqu’ici de nous dire où tu étais. Ce n’est qu’hier qu’elle a consenti à nous l’apprendre, sans cependant vouloir nous laisser ton adresse ; en sorte que nous sommes forcés de la charger de cette lettre, où, comme elle-même nous y a invités, nous renfermons la note de tout ce qui nous est absolument nécessaire en ce moment.

Elle nous dit en outre que tu désirais savoir si nous faisons des progrès dans le dessin[1]. M. Cadot est content de nous et nous a dit que cela irait bien. Nous prenons tous les samedis des leçons de perspective. Du reste, nous faisons tous nos efforts pour contenter nos maîtres.

Adieu, mon cher papa, nous attendons ta réponse avec impatience, tant pour avoir de tes nouvelles que pour être soulagés dans nos besoins. Nous t’embrassons de tout cœur. Porte-toi bien, et aime toujours

Tes fils soumis et respectueux,
E. Hugo
Victor[2].


Au général Hugo.
12 mai 1816.

Mon cher papa, M. Decotte nous a communiqué le passage de ta lettre qui nous concernait, et nous en avons été aussi surpris qu’affligés. Si jusqu’ici nous nous sommes tus sur les désagréments que nous éprouvons de la part de Mme Martin, c’était uniquement pour ne pas te tourmenter, espérant d’ailleurs en voir bientôt la fin. Elle a sans doute voulu nous prévenir ; nous ignorons les plaintes qu’elle a pu te faire, mais elle eût dû songer que nous sommes d’un âge à savoir nous défendre quand nous le pouvons, et que tu dois la connaître aussi bien que nous.

Nous avons pour elle tous les égards que nous lui devons comme tante ; elle n’en a aucun pour nous ; elle semble même prendre à tâche de pousser à bout notre patience par les procédés les plus inconvenants. Tu nous as dit qu’elle était chargée de pourvoir à tous nos besoins, tu lui as sans doute laissé des instructions, mais nous ne pouvons croire que tu lui aies prescrit de traiter tes fils comme elle voudrait les traiter. Nous ne pouvons rien lui demander, pas même des souliers, qu’elle ne se récrie aussitôt après nous, sans ménager ses termes, sans penser au respect qu’elle se doit à elle-même. Si nous voulons lui prouver que nous avons raison, il nous faut essuyer un torrent de basses injures, quittes, quand nous nous y dérobons, à nous entendre appeler sots et impertinents, etc., etc.

Nous ne te tracerons pas le tableau de la scène dégoûtante qu’elle nous a faite dernièrement ; il est seulement heureux pour nous d’en avoir eu des témoins, après les mensonges qu’elle a voulu inutilement faire croire à M. Decotte, nous sommes en droit de suspecter sa sincérité à ton égard. Au reste, mon cher papa, nous n’avons rien à nous reprocher ; tout ce que nous avançons ici est fondé sur des faits connus, et dont il ne tient qu’à toi de prendre connaissance.

Quant à ce que tu nous marques pour M. Cadot, nous osons te représenter qu’une année de dessin ne suffit pas pour entrer à l’école [polytechnique]. Nous te prions donc, si ton intention est que nous nous présentions aux examens, de nous permettre de prendre encore quelques mois de leçons, ne fût-ce que jusqu’aux vacances. Si tu accèdes à notre demande, daigne en informer M. Decotte le plus tôt que tu pourras, afin que nous n’éprouvions pas de trop longue interruption[3].


Au général Hugo.
22 juin 1816.

Ta lettre du 12 mai[4] nous prouve qu’on calomnie notre conduite, et que, quoi que nous fassions, on saura toujours nous donner tort près de toi ; n’importe, il ne sera pas dit que par notre silence nous ayons avoué ce dont on nous accuse. Il est faux que nous n’ayons pas eu pour Mme Martin tous les égards que nous lui devons ; il est faux que nous lui ayons ri au nez quand elle nous a dit que tu te faisais mille privations pour nous, quand elle nous exposait ta position.

Quant à ce que nous t’avons marqué dans notre dernière lettre, nous croyons t’avoir dit que c’étaient des faits dont il ne tenait qu’à toi de prendre connaissance. En voici quelques-uns que nous pouvons encore y ajouter.

Mme Martin nous a dit qu’elle nous donnait 3 francs par mois de sa bourse, et dans le même temps tu nous écrivais : Je vous donne tant par mois pour vos menus plaisirs. Mme Martin, sous prétexte que tu lui as défendu de venir à la pension de deux mois (tout en lui envoyant des lettres à porter pour M. Decotte et pour nous), sous prétexte que tu as enfin remis à sa disposition le paiement des 3 livres qu’elle tirait si librement de sa bourse, Mme Martin dis-je, est restée un mois sans daigner s’informer de nos besoins, et depuis deux mois nous a retranché nos deux sous par jour ; encore a-t-elle eu la sage prévoyance de ne nous en prévenir qu’au premier juin.

Comme nous lui avons poliment représenté que, comptant sur cet argent, nous avions été dans la nécessité d’emprunter, tant pour payer nos chaises à l’église que pour faire repasser nos canifs, relier nos livres, acheter des instruments de mathématiques, elle nous a répondu qu’elle ne nous écouterait pas, et nous a ordonné impérieusement de sortir de la salle.

Elle ne le fera pas une seconde fois, mon cher papa. Nous aimons mieux renoncer à nos semaines que d’avoir désormais aucun rapport avec elle. Si cependant ton intention est que nous payions nos dettes, et que nous ne soyons pas tout à fait sans argent, nous te prions d’en charger Abel, plutôt que tout autre[5].


Au général Hugo.
12 novembre 1816.

Nous avons réfléchi sur tes propositions[6] ; permets-nous de te parler avec franchise, comme nous l’avons fait, et ne nous réponds qu’après avoir pesé nos raisons.

Nous voyant en état de juger du prix des choses, tu nous offres vingt-cinq louis par an pour notre entretien. Nous les acceptons pourvu qu’ils nous soient remis en main propre. Car alors, avec l’expérience que nous pouvons avoir acquise, et surtout avec l’aide et les conseils de maman, qui, quoi qu’on en dise, s’entend en économie, nous sommes sûrs de pouvoir, au moyen de cette modique somme, nous entretenir plus décemment que nous ne l’avons été jusqu’ici, en te coûtant certainement davantage. Mais si l’argent est remis en d’autres mains, nous n’avons plus cette certitude ; nous ne pouvons plus nous servir des moyens qui nous la procurent ; nous ne pouvons plus faire comme toi ; proportionner nos dépenses à notre avoir et être d’autant plus à notre aise que nous aurons plus d’ordre et d’économie. En ce cas, cher papa, tu nous permettrais de refuser. Si tu consens à ce que nous te demandons, nous nous engageons, en cas que tu le croies nécessaire, à t’envoyer tous les trois mois le compte de ce que nous avons dépensé, sinon il faudra bien que nous nous résignions à rester comme ci-devant, soit que tu nous entretiennes, soit que tu charges quelqu’un de nous entretenir : ce qui n’est pas ton intention, comme ta lettre nous l’annonce.

Nous sommes étonnés, je te l’avoue, que tu ne comprennes point une phrase que tu nous as toi-même répétée cent fois pour une. Ta mémoire ne t’a pas mieux servi en un autre point : jamais maman ne nous a dit qu’elle t’eût apporté 40 000 francs de rente ; au contraire, elle nous assurait que, lors de votre mariage, vous étiez tous deux sans fortune. Abel n’a aucun souvenir de ce que tu nous marques.

Quant à la fin de ta lettre, nous ne pouvons te cacher qu’il nous est extrêmement pénible de voir traiter notre mère de malheureuse, et cela dans une lettre ouverte qui ne nous a été remise qu’après avoir été lue… Nous avons vu ta correspondance avec maman ; qu’aurais-tu fait dans ces temps où tu la connaissais, où tu te plaisais à trouver le bonheur près d’elle, qu’aurais-tu fait à la personne assez osée pour tenir un pareil langage ? Elle est toujours, elle a toujours été la même, et nous penserons toujours d’elle comme tu en pensais alors. Telles sont les réflexions que ta lettre a fait naître en nous. Daigne réfléchir sur la nôtre, et sois assuré de l’amour qu’auront toujours pour toi

Tes fils soumis et respectueux
E. Hugo. — V. Hugo[7].
Au général Hugo.
3 décembre 1816.

Depuis six semaines que nous allons au collège de Louis-le-Grand, nous avons repassé toute l’arithmétique, et toutes les fois que nous avons été appelés au tableau, nous avons eu les numéros les plus élevés, tels que 15, 16, 17 et 18 ; nous avons eu, dans les compositions, les 3e et 4e places, quoique, pour la géométrie, nous nous trouvions les plus faibles de la classe ; enfin, M. le professeur lui-même nous a souvent adressé des paroles flatteuses sur notre travail et notre application.

En philosophie, tous les devoirs que nous avons présentés depuis un mois que le cours est ouvert ont été notés bien et très bien, et nous ont pareillement attiré des choses flatteuses de la part de M. le professeur.

Tu sais sans doute que les cours du collège nous tiennent depuis 8 heures du matin jusqu’à 5 heures du soir. Le cours d’arithmétique, professé par M. Guillard, dure depuis 8 heures 1/2 du matin jusqu’à 10 heures 1/2 ; après ce cours, M. le professeur donne, de son propre gré, à ses élèves privilégiés des leçons d’algèbre auxquelles il a la bonté de nous inviter ; en sorte que nous ne pouvons revenir à la pension qu’à 12 heures 1/2. Depuis 1 heure jusqu’à 2 heures, nous avons trois fois la semaine la leçon de dessin que nous donne M. Cadot ; à 2 heures nous partons pour nous rendre en philosophie d’où nous ne sommes revenus qu’à 5 heures du soir. Depuis 6 heures jusqu’à 10, nous nous occupons, soit aux leçons de mathématiques que nous donne M. Decotte, soit à nos rédactions et aux devoirs de collège.

Tu nous as souvent toi-même, cher papa, fait l’éloge de notre frère Abel, et tes propres discours prouvent que tu le regardes, avec nous, comme le meilleur des fils et le plus tendre des frères. D’après la manière dont est employé notre temps, il est impossible qu’il puisse nous voir les jours ouvrables, et tu sais que les jours de congé sont tellement partagés entre la messe, le travail et la promenade qu’il ne peut venir nous embrasser aux jours où il est libre. Nous te demandons donc, cher papa, de sortir avec lui les jours de congé[8].

  1. Le général faisait apprendre le dessin à ses fils, en vue de leur admission à l’École polytechnique.
  2. Louis Belton. — Victor Hugo et son frère Eugène à la pension Cordier et Decotte et au collège Louis-le-Grand.
  3. Louis Belton. — Victor Hugo et son frère Eugène à la pension Cordier et Decotte et an Collège Louis-le-Grand.
  4. Nous n’avons pu retrouver cette lettre.
  5. Louis Belton. — Victor Hugo et son frère Eugène à la pension Cordier et Decotte et au collège Louis-le-Grand.
  6. Nous n’avons pu retrouver la lettre qui contenait ces propositions.
  7. Louis Barthou.Le Général Hugo.
  8. Extrait publié par Louis Belton dans : Victor Hugo et son frère Eugène à la pension Cordier et Decotte et au collège Louis-le-Grand.