Correspondance de Voltaire/1724/Lettre 135

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Correspondance de Voltaire/1724
Correspondance : année 1724GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 133).
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135. — À M. THIERIOT,
à la rivière-bourdet

Octobre.

Vous m’avez causé un peu d’embarras par vos Irrésolutions. Vous m’avez fait donner deux ou trois paroles différentes à M. de Richelieu, qui a cru que je l’ai voulu jouer. Je vous pardonne tout cela de bon cœur, puisque vous demeurez avec nous. Je faisais trop de violence à mes sentiments, lorsque je voulais m’arracher de vous pour faire votre fortune. Votre bonheur m’aurait coûté le mien ; mais je m’y étais résolu malgré moi, parce que je penserai toute ma vie qu’il faut s’oublier soi-même pour songer aux intérêts de ses amis. Si le même principe d’amitié, qui me forçait à vous faire aller à Vienne, vous empêche d’y aller, et si, avec cela, vous êtes content de votre destinée, je suis assez heureux, et je n’ai plus rien à désirer que de la santé. On me fait espérer qu’après l’anniversaire de ma petite vérole je me porterai bien ; mais, en attendant, je suis plus mal que je n’ai jamais été. Il m’est impossible de sortir de Paris dans l’état où je suis. Je passe ma vie dans mon petit appartement ; j’y suis presque toujours seul, j’y adoucis mes maux par un travail qui m’amuse sans me fatiguer, et par la patience avec laquelle je souffre. Je fis l’effort, ces jours passés, d’aller à la comédie du Passé, du Présent, et de l’Avenir[1] : c’est Legrand qui en est l’auteur. Cela ne vaut pas le diable ; mais cela réussira, parce qu’il y a des danses et de petits enfants. Jamais la comédie n’a été si à la mode. Le public se divertit autant de la petite troupe qui est restée à Paris que le roi s’ennuie de la grande qui est à Fontainebleau.

Dites un peu à Mme de Bernières qu’elle devrait bien m’écrire. Je sais qu’on peut se lasser à la fin d’avoir un ami comme moi, qu’il faut toujours consoler. On se dégoûte insensiblement des malheureux. Je ne serai donc point surpris quand, à la longue, l’amitié de Mme de Bernières s’affaiblira pour moi ; mais dites-lui que je lui suis plus attaché qu’un homme plus sain que moi ne le peut être, et que je lui promets pour cet hiver de la santé et de la gaieté.

Il n’y a nulles nouvelles ici ; mais à la Saint-Martin je crois qu’on saura de mes nouvelles dans Paris.

  1. Le Triomphe du Temps, comédie en trois actes, représentée, pour la première fois, le 18 octobre 1724. Legrand, quelques mois auparavant, avait donné le Mauvais Ménage, parodie de Mariamne.