Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 543

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 4-5).
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543. — Á M. BERGER.
10 janvier.

Il n’y a aucune de vos lettres, mon cher ami, qui n’ait augmenté mon estime et mon amitié pour vous. Vous êtes presque la seule personne dont je n’ai point vu le jugement corrompu par les illusions du public. Le premier fracas des applaudissements et des injures injustes, dont ce public, extrême en tout et toujours ivre, accable les hommes et les ouvrages, ne vous en impose jamais. Votre opinion sur Didon, sur Vert-Vert, sur tous les ouvrages, se trouve confirmée par le temps. Si l’ on pouvait ajouter quelques louanges à celles que mérite votre goût, j’y ajouterais que Mme la marquise du Châtelet a pensé entièrement comme vous. Il est vrai que les petits ouvrages de poésie occupent peu son temps. Les yeux occupés à lire les vérités découvertes par les Newton, les Locke, les Clarke, se détournent un moment sur toutes ces bagatelles passagères, qu’elle juge d’un seul regard, mais qu’elle a toujours jugées comme si elle les avait approfondies et discutées.

J’ai vu la Chartreuse ; c’est, je crois, l’ouvrage de ce jeune homme où il y a le plus d’expression, de génie, et de beautés neuves. Mais sûrement cet ouvrage sera bien plus critiqué que Vert-Vert, quoiqu’il soit bien au-dessus. Un premier ouvrage est toujours reçu avec idolâtrie ; mais le public se venge sur la seconde pièce, et brise souvent la statue qu’il a lui-même élevée.

J’ai été aussi affligé que vous de la mort de ce pauvre M. de La Clède[1]. Quand je songe au nombre prodigieux de jeunes gens pleins de santé et de vigueur que j’ai enterrés, je me regarde comme un roseau cassé, qui subsiste et végète encore au milieu de cent chênes abattus autour de lui.

Je n’ai guère le temps, à présent, de servir notre Orphée[2] et de lui donner des cantates. Cette tragédie[3] qu’on va jouer, m’occupe nuit et jour ; je fais tout ce que je peux pour la rendre supportable. Je l’aurais voulue merveilleuse, et je crains, avec raison, qu’elle ne soit que bizarre. Le sujet en est beau, mais c’est un fardeau de pierreries et d’or que mes faibles mains n’ont pu porter, et qui tombe à terre en morceaux.

Envoyez-moi, je vous prie, les vers de l’aimable Bernard[4], et même le discours satirique de l’abbé Desfontaines à l’Académie. Il faut que j’aie le fiel et le miel du Parnasse.

Continuez-moi votre correspondance ; J’en sens le prix comme celui de votre amitié.

  1. Voyez la lettre 458.
  2. Rameau.
  3. Alzire.
  4. Description du Hameau, commençant par ces mots :

    Rien n’est si beau
    Que ce hameau.

    (Note de 1763.)