Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 555

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 22-23).
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555. — Á M. THIEROT.
Cirey, le 6 février.

Vous m’avez écrit, non une lettre, mais un livre plein d’esprit et de raison. Faut-il que je n’y réponde que par une courte lettre qu’un peu de maladie m’empêche encore d’écrire de ma main ? Si vous voyez MM. de pont-de-veyle et d’Argental, dont les bontés me sont si chères, dites-leur que c’est moi qui ai perdu ma mère[1]. Ce premier devoir rendu, dites bien à Pollion que les louanges du public sont, après les siennes, ce qu’il y a de plus flatteur. J’ai lu l’épître charmante de mon saint Bernard. Je n’ai encore ni le temps ni la santé de lui répondre. Il a fallu écrire vingt lettres par jour, retoucher les Américains, corriger Samson, raccommoder l’Indiscret. Ce sont des plaisirs, mais le nombre accable et épuise. Le plus grand de tous a été de faire l’Épître dédicatoire à Mme la marquise du Châtelet, et un discours[2] que je vous adresserai à la fin de la tragédie.

Je vous envoie la dédicace, l’autre discours n’est pas encore fini. Dites-moi d’abord votre avis sur cette dédicace de mon Temple ; elle n’est pas digne de la déesse. C’était à Locke à lui dédier l’Entendement humain, et je dis bien : « Domina, non sum dignus, sed tantum die verbo[3] »

Après avoir eu la permission de M. et deMme du Châtelet de leur rendre cet hommage, il faut encore que le public le trouve bon. Examinez donc ce petit écrit scrupuleusement ; pesez-en les paroles. J’ose supplier M. de La Popelinière de se joindre à vous, et de vouloir bien me donner ses avis. Si vous me dites tous deux que la chose réussira, je ne craindrai plus rien. J’envoie aujourd’hui aux comédiens les corrections de l’Indiscret ; je les prie, en même temps, de souffrir, pour le plaisir du public et pour leur avantage, que le public voie Mlle Dangeville en culotte.

Je leur envoie aussi quelques changements pour le quatrième acte d’Alzire ; vous en trouverez ici la copie ; ils me paraissent nécessaires : ce sont des charbons que je jette sur un feu languissant. Je vous supplie d’encourager Zamore[4] etAlzire à se charger de ces nouveautés.

Je ferai tenir, par la première occasion, l’opéra de Samson ; je viens de le lire avec Mme du Châtelet, et nous sommes convenus l’un et l’autre que l’amour, dans les deux premiers actes, ferait l’effet d’une flûte au milieu des tambours et des trompettes. Il sera beau que deux actes se soutiennent sans jargon d’amourette, dans le temple de Quinault. Je maintiens que c’est traiter l’amour avec le respect qu’il mérite que de ne le pas prodiguer et ne le faire paraître que comme un maître absolu. Rien n’est si froid quand il n’est pas nécessaire. Nous trouvons que l’intérêt de Samson doit tomber absolument sur Samson, et nous ne voyons rien de plus intéressant que ces paroles :

Profonds abîmes de la terre, etc.

( Acte V, scène i.)

De plus, les deux premiers actes seront très-courts, et la terreur théâtrale qui y règne sera, pour la galanterie des deux actes suivants, ce qu’une tempête est à l’égard d’un jour doux qui la suit. Encouragez donc notre Rameau à déployer avec confiance toute la hardiesse de sa musique. Vous voilà, mon cher ami, le confident de toutes les parties de mon âme, le juge et l’appui de mes goûts et de mes talents. Il ne me manque que celui de vous exprimer mon amitié et mon estime. Dès que j’aurai un quart d’heure à moi, je vous enverrai des fragments de l’histoire du Siècle de Louis XIV, et d’un autre ouvrage aussi innocent que calomnié[5].

Je voudrais bien pouvoir convertir monsieur le garde des sceaux. Les persécutions que j’ai essuyées sont bien cruelles. Je me plaindrais moins de lui si je ne l’estimais pas. J’ose dire que s’il connaissait mon cœur il m’aimerait, si pourtant un ministre peut aimer,

  1. Mme de Férriol, née. Marie-Angélique Guérin de Tencin, sœur du cardinal, et mère de Pont-de-Veyle et de d’Argental, venait de mourir le 2 février 1736.
  2. Ce discours, qui devait être à la fin de la tragédie, et que, dans sa lettre 578, Voltaire appelle post-face, a été imprimé, dès 1736, en tête l’AIzire. Voltaire en parle dans plusieurs autres lettres, et le désigne sous le titre d’Apologétique de Terlullien, ou simplement sous celui d’Apologétique.
  3. Matthieu, viii, 8.
  4. C’est-à-dire Dufresne. Le rôle d’Alzire était rempli par Mlle Gaussin.
  5. L’opéra de Samson.