Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 563

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 31-32).
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563. — Á M. L’ABBÉ LE BLANC[1].

Je n’ai reçu qu’hier, monsieur, le présent et la lettre dont vous m’avez honoré. J’ai lu avec beaucoup d’attention votre tragédie d’Abensaïd ; je trouve que c’est un tableau d’une ordonnance belle et hardie, et dont toutes les figures sont très-animées. Il me paraît que vous entendez parfaitement la conduite du théâtre, et je ne conçois pas comment les comédiens ont pu faire quelque difficulté.

Je suis aussi flatté de votre lettre, monsieur, que je suis content de votre pièce. La plupart des auteurs sont les ennemis de ceux qui courent la même carrière : ils se font des guerres honteuses qui déshonorent les talents. Il est bien triste de voir des gens de lettres perdre à se nuire, à se déchirer réciproquement, le temps qu’ils devraient employer à faire les délices et l’instruction des hommes ; et que ceux qui ont le plus d’esprit passent souvent leur vie à se rendre le jouet des sots. Je suis charmé, monsieur, que ce vice de l’envie, qui est le poison de la littérature, soit si loin d’infecter votre génie. Je trouve avec plaisir dans votre caractère les sentiments vertueux de votre ouvrage.

Nous avons partagé les Indes entre nous : votre muse est au Mogol, et la mienne au Pérou[2]. Rome et la Grèce semblent épuisées. Il est temps de s’ouvrir de nouvelles routes. Je vous exhorte à marcher dans cette carrière. Pour moi, je ne crois pas que j’y rentre. Les genres d’études où je m’applique présentement ne sont guère compatibles avec les vers. Mais si je n’en fais plus, je les aimerai toujours ; les vôtres me seront chers, et je vous supplierai de vouloir bien m’envoyer ce que vous ferez de nouveau.

Mme la marquise du Châtelet, dont l’esprit universel embrasse tous les arts, et qui sait juger de Virgile comme de Locke, en connaissance de cause, pense de la même manière que moi sur votre pièce. Si mon suffrage est peu de chose, le sien doit être d’un grand poids.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec bien de l’estime, votre, etc.

Voltaire
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  1. Jean Le Blanc, né. à Dijon en 1707, mort en 1781.
  2. Dans Abensaïd, la scène est au Mogol ; dans Alzire, elle est au Pérou.