Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 717

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 210-212).
◄  Lettre 716
Lettre 718  ►

717. — À M. THIERIOT.
À Leyde, le 4 février.

J’ai fait ce que j’ai pu, mon cher ami, pour les mânes de ce M. de Lacreuse, qui s’est tué comme brutus, Cassius, Caton, Othon, pour avoir perdu une commission de tabac ; mais je ne sais si mes représentations sourdines’[1] en faveur de cette âme romaine ou anglaise réussiront.

Vous n’avez pas relu apparemment le manuscrit de l’Enfant prodigue ; vous y reprenez toutes les fautes qui n’y sont plus. Vous êtes le contraire des amants, qui trouvent toujours dans leurs maîtresses des beautés que personne n´y trouve plus qu’eux. Il est bon d´être sévère, mais il faut être exact, et ne plus voir ce que j’ai ôté.

Je crois que le fond de cette comédie sera toujours intéressant. Si quelque plaisanterie vient se présenter à moi pour égayer le sujet, je la prendrai ; mais, pour les mœurs et la tendresse, mon âme en a un magasin tout plein.

Mes récréations sont ici de corriger mes ouvrages de belles-lettres, et mon occupation sérieuse, d’étudier Newton, et de tâcher de réduire ce géant-là à la mesure des nains, mes confrères. Je mets Briarée en miniature. La grande affaire est que les traits soient ressemblants. Jai entrepris une besogne bien difficile ; ma santé n’en est pas meilleure : il arrivera peut-être que je la perdrai entièrement, et que mon ouvrage ne réussira point : mais il ne faut jamais se décourager. Je prétends que Polymnie[2] entendra toute cette philosophie, comme elle exécute une sonate. Vous me direz si cela est clair. Je vous en ferai tenir quelques feuilles ; vous les jetterez au feu, si vous avez trop soupé la veille, et si vous n’êtes pas en état de lire.

Je suis enchanté que ma nièce[3] lise Locke. Je suis comme un vieux bonhomme de père qui pleure de joie de ce que ses enfants se tournent au bien. Dieu soit béni de ce que je fais des prosélytes dans ma famille !

Je ne suis pas fâché des calomnies que saint Rousseau a débitées sur mon compte. Elles étaient si grossières qu’il fallait bien qu’elles retombassent sur lui. Ce bon dévot sera le patron des calomniateurs. Il avait publié partout que j’avais eu une belle querelle avec S’Gravesande, au sujet de l’existence de Dieu. Cela a indigné M. S’Gravesande et tout le monde. Oh ! pour le coup, je défie ici la calomnie. Je passe ma vie à voir des expériences de physique, à étudier. Je souffre tous mes maux patiemment, presque toujours dans la solitude. Pour peu que je veuille de société, je trouve ici plus d’accueil qu’on ne m’en a jamais fait en France : on m’y fait plus d’honneur que je ne mérite.

Je persiste dans le dessein de ne point répondre aux Desfontaines. Je tâche de mettre mes ouvrages hors de portée des griffes de la censure.

Mon cher ami, je vous fais là un long détail de petites choses ; pardon. Faites mes compliments aux preux chevaliers[4], au Parnasse, à Pollion, à Polymnie, à Varron-Dubos, el à Colbert-Melon. Eh bien ! Castor et Pollux[5] sont donc sous l’autre hémisphère jusqu’à l´année prochaine ? Mais ceux que vous me dites qui ont payé d’ingratitude les bienfaits de Pollion devraient être dans les enfers à tout jamais. Votre âme tendre et reconnaissante doit trouver ce crime horrible. Écrivez à Émilie ; elle est bien au-dessus encore de tout ce que vous me dites d’elle. Adieu ; que Berger m’écrive donc : il m’oublie.

  1. Mot inusité comme adjectif. (Cl.)
  2. Mlle Deshayes ; voyez une note sur la lettre 628.
  3. Louise Mignot, née vers 1710, mariée en 1738 à M. Denis, commissaire des guerres ; veuve en 1744, remariée en 1779 ; morte en 1790. Mme d’Épinay, dans ses Mémoires, tome III, pages 214 et 244, en fait un singulier portrait. (B.)
  4. De Froulai et d’Aidie.
  5. Opéra de Bernard et de Rameau, joué en 1737.