Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 720

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Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 215-216).
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720. — À M. DE CIDEVILLE.
Amsterdam, ce 18 février.

Mon cher Cideville, j’ai reçu vos lettres, où vous faites parler votre cœur avec tant d’esprit. Pardon, mon cher ami, si j’ai tardé si longtemps à vous répondre. Je vais bien haïr la philosophie, qui m’a ôté l’exactitude que l’amitié m’avait donnée. Que gagnerai-je à connaître le chemin de la lumière et la gravitation de Saturne ? Ce sont des vérités stériles ; un sentiment est mille fois au-dessus. Comptez que cette étude, en m’absorbant pour quelque temps, n’a point pourtant desséché mon cœur ; comptez que le compas ne m’a point fait abandonner nos musettes. Il me serait bien plus doux de chanter avec vous,

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Lentus in umbra,
Formosam resonare docens Amary llida sylvas,

(Virg., Egl. I, v. 4.)

que de voyager dans le pays des démonstrations ; mais, mon cher ami, il faut donner à son âme toutes les formes possibles. C’est un feu que Dieu nous a confié, nous devons le nourrir de ce que nous trouvons de plus précieux. Il faut faire entrer dans notre être tous les modes imaginables, ouvrir toutes les portes de son âme à toutes les sciences et à tous les sentiments ; pourvu que tout cela n’entre pas pêle-mêle, il y a place pour tout le monde. Je veux m’instruire et vous aimer ; je veux que vous soyez newtonien, et que vous entendiez cette philosophie comme vous savez aimer.

Je ne sais pas ce qu’on pense à Rouen et à Paris, et j’ignore la raison pour laquelle vous me parlez de Rousseau. C’est un homme que je m´éprise infiniment comme homme, et que je n’ai jamais boaucoup estimé comme poëte. Il n’a rien de grand ni de tendre ; il n’a qu’un talent[1] de détail : c’est un ouvrier, et je veux un génie. Il faut que vous vous soyez mépris quand vous m’avez conseillé de le louer, et même de caresser quelques personnes dont vous croyez qu’on doit mendier le suffrage. Je ne louerai jamais ce que je méprise, et je ne ferai jamais ma cour à personne. Prenez des sentiments plus hauts et plus honorables pour l’humanité. Ne croyez pas d’ailleurs qu’il n’y ait que la France où l’on puisse vivre : c’est un pays fait pour les jeunes femmes et les voluptueux, c’est le pays des madrigaux et des pompons ; mais on trouve ailleurs de la raison, des talents, etc. Bayle ne pouvait vivre que dans un pays libre : la sève de cet arbre heureusement transplanté eût été étouffée dans son pays natal.

Je sais que partout la jalousie poursuit les arts : je connais cette rouille attachée à nos métaux. Le poison de Rousseau m’a été lancé jusqu’ici. Il a écrit que j’avais eu une dispute sur l´athéisme avec S’Gravesande. Sa calomnie a été confondue, et ainsi le seront tôt ou tard toutes celles dont on m’a noirci. Je ne crains personne, je ne demanderai de faveur à personne, et je ne déshonorerai jamais le peu de talent que la nature m’a donné par aucune flatterie. Un homme qui pense ainsi mérite votre amitié ; autrement j’en serais indigne. C’est cette amitié seule qui me fera retourner en France, si j’y retourne.

Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur. Mille tendres compliments à M. de Formont, que vous voyez, ou à qui vous écrivez.

J’ai lu la pauvre ode de Rousseau sur la Paix ; cela est presque aussi mauvais que tous ses derniers ouvrages.

  1. On lit génie, au lieu de talent, dans l´original. (Cl.)