Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 724

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Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 221-223).
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724. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
(Amsterdam) février.

Les lauriers d’Apollon se fanaient sur la terre,
Les beaux-arts languissaient ainsi que les vertus ;
La Fraude aux yeux menteurs et l’aveugle Plutus
Entre les mains des rois gouvernaient le tonnerre ;
La Nature indignée élève alors sa voix :
Je veux former, dit-elle, un règne heureux et juste,
Je veux qu’un héros naisse, et qu’il joigne à la fois
Les talents de Virgile et les vertus d’Auguste,
Pour l’ornement du monde et l’exemple des rois.
Elle dit ; et du ciel les Vertus descendirent.
Tout le Nord tressaillit, tout l’Olympe accourut ;
L’olive, les lauriers, les myrtes, reverdirent,
Et Frédéric parut.

Que votre modestie, monseigneur, pardonne ce petit enthousiasme à cette vénération pleine de tendresse que mon cœur sent pour vous.

J’ai reçu les lettres charmantes de Votre Altesse royale, et des vers tels qu’en faisait Catulle du temps de César. Vous voulez donc exceller en tout ? J’ai appris que c’est donc Socrate, et non Frédéric, que Votre Altesse royale m’a donné. Encore une fois, monseigneur, je déteste les persécuteurs de Socrate, sans me soucier infiniment de ce sage au nez épaté.

Socrate ne m’est rien, c’est Frédéric que j’aime. Quelle différence entre un bavard athénien, avec son démon familier, et un prince qui fait les délices des hommes, et qui en fera la félicité !

J’ai vu à Amsterdam des Berlinois : Fruere fama lui, Germanice[1]. Ils parlent de votre Altesse royale avec des transports d’admiration. Je m’informe de votre personne à tout le monde. Je dis : Ubi est Deus meus[2] ? Deus tuus ? Deux tuus, me répond-on, a le plus beau régiment de l’Europe ; Deus tuus excelle dans les arts et dans les plaisirs ; il est plus instruit qu’Alcibiade, joue de la flûte comme Télémaque, et est fort au-dessus de ces deux Grecs ; et alors je dis comme le vieillard Siméon :

Quand mes yeux verront-ils le sauveur de ma vie[3] !

J’aurais déjà dû adresser à Notre Altesse royale cette Philosophie[4] promise et cette Pucelle non promise ; mais premièrement croyez, monseigneur, que je n’ai pas eu un instant dont j’aie pu disposer. Secondement, cette Pucelle et cette Philosophie vont tout droit à la ciguë. Troisièmement, soyez persuadé que la curiosité que vous excitez dans l’Europe, comme prince et comme être pensant, a continuellement les yeux sur vous. On épie nos démarches et nos paroles[5] ; on mande tout, on sait tout.

Il y a par le monde des vers charmants qu’on attribue à Auguste-Virgile-Frédéric, quand Tournemine dit :

Il avouera, voyant cette figure immense,
Que la matière pense[6].

Ce n’est pas Votre Altesse royale qui m’a envoyé cela ; d’où le sais-je ? Croyez, monseigneur, que tout ministre étranger, quelque attaché qu’il vous soit, et quelque aimable qu’il puisse être, sacrifiera tout au petit mérite de conter des nouvelles aux supérieurs qui l´emploient. Cela dit, j’enverrai à Vesel le pa<uet <ue j´ose adresser à Votre Altesse royale ; mais permettez encore que je vous répète, comme Lucrèce à Memmius :

Tantum relligio potuit suadere malorum !

(L. I.)

Ce vers doit être la devise de l’ouvrage. Vous êtes le seul prince sur la terre à qui j’osasse l’envoyer. Regardez-moi, monseigneur, comme le plus attaché que vous ayez : car je n’ai point, et ne veux avoir d’autre maître. Après cela, décidez.

Je pars incessamment de Hollande malgré moi ; l’amitié me rappelle à Cirey : on est venu me relancer ici. Le plus grand prince de la terre est devenu mon confident. Si donc Votre Altesse royale a quelques ordres à me donner, je la supplie de les adresser sous le couvert de M. Dubreuil[7], à Amsterdam ; il me les fera tenir. Ils arriveront tard ; aussi, dans mes complaintes de la Providence, il y aura un grand article sur l’injustice extrême de n’avoir pas mis Cirey en Prusse. Je suis avec la vénération la plus tendre, permettez-moi ce mot, monseigneur, etc.

  1. Fruiturque fama sui. (Tacite, Annales, II, xiii)
  2. Ubi est Deus tuus. (Psalm. XLI, versets 4 et 11.)
  3. Saint Luc, II, 30.
  4. Le Traité de métaphysique.
  5. Voici ce que Mme du Châtelet écrivait à d’Argental, dans une lettre de janvier 1737 : « Ce que vous pouvez et ce dont je vous supplie, c’est de lui écrire (à Voltaire) que vous savez que le roi de Prusse ouvre toutes les lettres de son fils ; que M. de La Chétardie (ministre du roi de France auprès de celui de Prusse) épie tout ce qui le concerne en Prusse, et qu’il ne peut être trop réservé dans tout ce qu’il enverra et tout ce qu’il écrira au prince royal. » De 1730 à 1753 le grand Frédéric lui-même ne rougit pas de violer le secret des lettres que Voltaire recevait et écrivait. (Cl.)
  6. Ces deux vers font partie d’une épigramme de Frédéric contre La Croze. Voyez page 226.
  7. Dubreuil-Tronchin, cité dans les lettres 753, 780 et 798.