Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 732

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Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 233-235).
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732. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Cirey, mars.

Je profite, mon cher et respectable ami, du voyage de M. le marquis du Châtelet pour répandre mon cœur dans le vôtre avec liberté. Je n’ai osé vous écrire depuis que je suis à Cirey, et vous croyez bien que je n’ai écrit à personne. Vous sentez, sans doute, combien il en coûte de garder le silence avec quelqu’un à qui je voudrais parler toute ma vie de ma reconnaissance.

Je n’ai pu reconnaître toutes vos bontés qu’en suivant vos ordres à la lettre, lorsque j’étais en Hollande. Je trouvai, en arrivant, une cabale établie par Rousseau contre moi, et une foule de libelles imprimés depuis longtemps pour me noircir ; de sorte que je me voyais à la fois persécuté en France et calomnié dans toute l’Europe. Je ne pris d’autre parti que de vivre assez retiré, et de chercher des consolations dans l’étude et dans la société de quelques amis, que je m’attirai malgré les efforts de mes ennemis. Le hasard me fit connaître une ou deux de ces personnes que Rousseau avait animées contre moi. J’eus le bonheur de les voir détrompées en peu de temps. Loin de vouloir continuer cette malheureuse guerre d’injures, je retranchai de l’édition[1] qu’on fait de mes ouvrages tout ce qui se trouve contre Rousseau.

Je vous envoie la lettre d’un homme de lettres[2] d’Amsterdam, qui vous instruira mieux de tout cela que je ne pourrais faire, et qui vous fera voir en même temps ce que c’est que Rousseau. Je vous prie de lire celle leltret d´Amsterdam et la copie de l’écrit qu’elle contient. Je crois qu’il est bon que ce nouveau crime de Rousseau soit public. Peut-être ceux qu’il anime à me persécuter en France rougiront-ils de prendre son parti, et imiteronl ceux qu’il avait séduits en Hollande, qui sont tous revenus à moi, et m’aiment autant qu’ils le détestent.

Vous n’ignorez peut-être pas qu’en dernier lieu ce scélérat, croyant aplanir son retour en France, a fait imprimer contre le vieux Saurin[3] les calomnies les plus atroces. Nous savez que c’est lui qui écrivait et qui faisait écrire que j’étais venu prêcher l’athéisme en Hollande, que j’avais soutenu une thèse d’athéisme, à Leyde, contre M. S’Gravesande, qu’on m’avait chassé de l’Université, etc. Vous êtes instruit de la lettre de M. S’Gravesande, dans laquelle cette indigne et absurde calomnie est si pleinement confondue ; l’original est entre les mains de M. de Richelieu ; je ne sais quel usage il en a fait, ni même s’il en doit faire usage. Je souhaiterais fort pourtant que M. de Maurepas en fût informé : ne pourrait-il pas, dans l’occasion, en parler au cardinal[4], et ne dois-je pas le souhaiter ?

Je vous avoue que si l’amitié, plus forte que les autres sentiments, ne m’avait pas rappelé, j’aurais bien volontiers passé le reste de mes jours dans un pays où, du moins, mes ennemis ne peuvent me nuire, et où le caprice, la superstition, et l’autorîté d’un ministre, ne sont point à craindre. Un homme de lettres doit vivre dans un pays libre, ou se résoudre à mener la vie d’un esclave craintif, que d’autres esclaves jaloux accusent sans cesse auprès du maître. Je n’ai à attendre en France que des persécutions ; ce sera là toute ma récompense. Je m’y verrais avec horreur, si la tendresse et toutes les grandes qualités de la personne qui m’y retient ne me faisaient oublier que j’y suis. Je sens que je serai toujours la victime du premier calomniateur. Hérault est celui qui m’a le plus nui auprès du cardinal. Faut-il qu’un homme qui pense comme moi ait à craindre un homme comme Hérault ! Eh ! qui me répondra que, m’ayant desservi avec malice, il ne me poursuive pas avec acharnement ? J’ai beau me cacher dans l’obscurité, j’ai beau n’écrire à personne, on saura où je suis, et mon obstination à me cacher rendra peut-être encore ma retraite coupable. Enfin je vis dans une crainte continuelle, sans savoir comment je peux parer les coups qu’on me porte tous les jours. C’est une chose bien inouïe que la manière dont on en use avec moi ; mais enfin je la souffre, je me fais esclave volontiers, pour vivre auprès de la personne auprès de qui tout doit disparaître. Il n’y a pas d’apparence que je revienne jamais à Paris m’exposer encore aux fureurs de la superstition et de l’envie. Je vivrai à Cirey ou dans un pays libre. Je vous l’ai toujours dit, si mon père, mon frère, ou mon fils, était premier ministre dans un État despotique, j’en sortirais demain ; jugez ce que je dois éprouver de répugnance en m’y trouvant aujourd’hui. Mais enfin Mme du Châtelet est pour moi plus qu’un père, un frère, et un fils.

Je ne demande qu’à vivre enseveli dans les montagnes de Cirey, et je n’y désirerai jamais rien que vous y voir. Adieu, les deux frères aimables ; je vous embrasse tendrement. Voici une lettre pour M. de Maurepas, que vous donnerez si vous le jugez à propos ; mais il faut qu’il sache d’où viennent les deux chevreuils[5].

Je ne peux vous rien dire des Éléments de la Philosophie de Newton[6]. Je n’ai point reçu de nouvelles de mes libraires de Hollande. Ce sont de bonnes gens, mais très-peu exacts. Je ne refuse point de la faire imprimer en France, quelque juste aversion que j’aie pour la douane des pensées. Au reste c’est un ouvrage purement physique, où le plus imbécile fanatique et l’hypocrite le plus envenimé ne saurait rien entendre ni rien trouver à redire. J’ai un beau sujet de tragédie[7] : je le travaillerai à loisir, et je ne donnerai l’ouvrage que quand les comédiens auront repris Zaïre et Brutus.

Je n’ai point de termes pour vous dire à quel point mon cœur est à vous.

  1. Voyez la note sur la lettre 574. Voltaire, dans l’édition de ses Œuvres, avait en effet retranché de la Préface de la Mort de César un passage contre J.-B. Rousseau, que nous avons rétabli dans une note.
  2. Rousset de Missy ; voyez la lettre du 7 mars 1737, n° 727.
  3. Joseph Saurin, encore vivant au moment où Voltaire écrivait ; voyez tome XIV, page 133.
  4. Fleury.
  5. Ils avaient été envoyés par Mme du Châtelet.
  6. La première feuille avait été imprimée vers le 15 février 1737
  7. Allusion à Mérope.