Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 795

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Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 350-352).
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795. — À M. THIERIOT.
À Cirey, le 6 décembre.

Je vois par votre lettre, mon cher ami, que vous êtes très-peu instruit de la raison qui m’a forcé de me priver, pour un temps, du commerce de mes amis ; mais votre commerce m’est si cher que je ne veux pas hasarder de vous en parler dans une lettre qui peut fort bien être ouverte, malgré toutes mes précautions,

J’ai cru devoir mander[1] au prince royal la calomnie dont je vous remercie de m’avoir instruit. Vous croyez bien que je ne fais ni à lui ni à moi l’outrage de me justilier ; je lui dis seulement que votre zèle extrême pour sa personne ne vous a pas permis de me cacher cette horreur, et que les mêmes sentiments m’engagent à l’en avertir. Je crois que c’est un de ces attentats méprisables, un de ces crimes de la canaille, que les rois doivent ignorer. Nous autres philosophes, nous devons penser comme des rois ; mais malheureusment la calomnie nous fait plus de mal réel qu’à eux.

[2]Vous deviez bien m’envoyer les versiculets[3] du prince et la réponse. Vous me direz que c’était à moi d’en faire, et que je suis bien impertinent de rester dans le silence quand les savants et les princes s’empressent à rendre hommage à Mme de La Popelinière.

Mais, quoi ! si ma muse échauffée
Eût loué cet objet charmant,
Qui réunit si noblement
Les talents d’Euclide et d’Orphée,
Ce serait un faible ornement
Au piédestal de son trophée.
La louer est un vain emploi ;
Elle régnera bien sans moi
Dans ce monde et dans la mémoire ;
Et l’heureux maître de son cœur,
Celui qui fait seul son bonheur.
Pourrait seul augmenter sa gloire.

À propos de vers, on imprime l’Enfant prodigue un peu différent de la détestable copie qu’ont les comédiens, et que vous avez envoyée (dont j’enrage) au prince royal.

Je n’ai encore fait que deux actes de Mèrope, car j’ai un cabinet de physique qui me tient au cœur.

Pluribus attentus, minor est ad singula sensus.

Je trouve dans Castor et Pollux des traits charmants ; le tout ensemble n’est pas peut-être bien tissu. Il y manque le molle et amœnum[4], et même il y manque de l’intérêt. Mais, après tout, je vous avoue que j’aimerais mieux avoir fait une demi-douzaine de petits morceaux qui sont épars dans cette pièce qu’un de ces opéras insipides et uniformes. Je trouve encore que les vers n’en sont pas toujours bien lyriques, et je crois que le récitatif a dû beaucoup coûter à notre grand Rameau. Je ne songe point à sa musique, que je n’aie de tendres retours pour Samson, Est-ce qu’on n’entendra jamais à l’Opéra :

Profonds abîmes de la terre,
Enfer, ouvre-toi, etc. ?

( Acte V, sc. i.)

Mais ne pensons plus aux vanités du monde.

Je vous remercie, mon ami, d’avoir consolé[5] mes nièces. Je ne leur proposais un voyage à Cirey qu’en cas que leurs affaires et les bienséances s’accordassent avec ce voyage. Mais voici une autre négociation qui est assez digne de la bonté de votre cœur et du don de persuader dont Dieu a pourvu votre esprit accort et votre longue physionomie.

Si Mme Pagnon[6] voulait se charger de marier la cadette à quelque bon gros robin, je me chargerais de marier l’aînée à un jeune homme de condition, dont la famille entière m’honore de la plus tendre et de la plus inviolable amitié. Assurément je ne veux pas hasarder de la rendre malheureuse : elle aurait affaire à une famille qui serait à ses pieds ; elle serait maîtresse d’un château assez joli qu’on embellirait pour elle. Un bien médiocre la ferait vivre avec beaucoup plus d’abondance que si elle avait quinze mille livres de rente à Paris. Elle passerait une partie de l’année avec Mme du Châtelet ; elle viendrait à Paris avec nous dans l’occasion ; enfin je serais son père.

C’est, mon cher ami, ce que je lui propose, en cas qu’elle ne trouve pas mieux. Dieu me préserve de prétendre gêner la moindre de ses inclinations ! Attenter à la liberté de son prochain me paraît un crime contre l’humanité : c’est le péché contre nature. C’est à votre prudence à sonder ses inclinations. Si, après que vous lui aurez présenté ce parti avec vos lèvres de persuasion, elle le trouve à son gré, alors qu’elle me laisse faire. Vous pourrez lui insinuer un peu de dégoût pour la vie médiocre qu’elle mènerait à Paris, et beaucoup d’envie de s’établir honnêtement. Ce serait ensuite à elle à ménager tout doucement l’esprit de ses oncles.

Tout ceci, comme vous le voyez, est l’exposition de la pièce ; mais le dernier acte n’est pas, je crois, près d’être joué. Je remets l’intrigue entre vos mains.

Voici un petit mot de lettre[7] pour l’ami Berger. Adieu ; je vous embrasse. Comment donc le gentil Bernard a-t-il quitté Pollion[8] et Tucca ?

Je reçois dans le moment une lettre de ma nièce, qui me fait beaucoup de plaisir. Elle n’est pas loin d’accepter ce que je lui propose, et elle a raison. Vale.

  1. Voyez plus haut la lettre 782.
  2. Cet alinéa et quelques-uns de ceux qui le suivent terminaient la lettre 787, avec quelques légers changements. Ces alinéas semblent être ici plus à leur place. Voici la différence la plus notable qu’on y remarquait : «  à louer Mme de La Popelinière ; mais je vous répondrai :
    Vainement ma muse échauffée,
    De ces tristes lauriers coiffée,
    Eût loué ccl objet, etc.
  3. Voltaire parle de ces vers dans la lettre 802 au prince royal.
  4. Molle atque facetum. Horace I, sat. x, vers 44.
  5. Voyez la lettre 786.
  6. Cette dame Pagnon ou Paignon appartenait à la famille qui, sous Louis XIV, avait concouru, avec celle des Mignot, à établir à Sedan la fabrique de draps fins.
  7. Elle n’a pas été recueillie.
  8. La Popelinière : voyez une note de la lettre 570.