Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 810

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Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 374-377).
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810. — À MADEMOISELLE QUINAULT.
Ce 2 janvier 1738.

Lorsque deux personnes qui ont autant de goût et d’esprit que vous et M. d’Argental jugent si unanimement, sans s’être communiqué leurs idées, c’est une espèce de démonstration pour moi, ma charmante et judicieuse Thalie, qu’il ne faut pas appeler de cet arrêt.

Je me suis trompé plusieurs fois en ma vie, et dans ma conduite, et dans l’application de mes faibles talents. J’ai appris au moins, par une longue et fâcheuse expérience, à être toujours en garde contre moi-même. Il y a grande apparence que je n’ai pas conçu assez quelle est la différence de l’auditoire de Vérone et de celui de Paris. M. le marquis Maffei a réussi prodigieusement en Italie avec une pièce simple, familière même quelquefois, sans incidents, sans intrigue. La nature seule parle dans cette pièce, et ce langage a réussi auprès de plusieurs nations qui ne regardent point la galanterie comme le fondement du théâtre, et qui d’ailleurs, n’ayant pas d’autres chefs-d’œuvre dans leurs langues, admirent cette simplicité tant recommandée autrefois dans Athènes, et devenue insipide à Paris,

Non-seulement je me serai trompé en ayant devant les yeux mon sujet plus que mon parterre, mais encore en ne songeant pas assez que ce sujet a déjà été traité plusieurs fois. Je ne connais point du tout le Télèphonte de M. de Lachapelle ; je n’avais nulle idée de l’Amasis[1] ; je viens de lire cet Amasis, que M. d’Argental a eu la bonté de m’envoyer : je vous avoue que je n’y trouve rien selon mon goût ; cela me paraît un roman chimérique, chargé d’incidents à mettre dans les Mille et une Nuits. Depuis trente-cinq ans que cette pièce est imprimée, elle n’a aucun succès dans l’Europe ; mais je conçois très-bien qu’elle en peut avoir un grand quand on la joue bien. Tel est le Comte d’Essex, pièce mieux conduite ; telle est Andronic[2], ouvrage faible d’un bout à l’autre. Il y a beaucoup de pièces que le théâtre souffre, mais dont il est impossible de retenir deux vers.

Je ne donnais ma Mèrope que comme une imitation de la Mérope de M. Maffei ; je comptais même la lui dédier ; j’espérais que le public la verrait sur le pied d’une espèce de traduction ; j’avouerai encore que la simplicité de l’ouvrage de M. Maffei m’avait séduit ; que j’aime mieux la scène où la mère prend son fils pour le meurtrier de son fils même que beaucoup de pièces entières de Corneille et de Racine. J’ai toujours pleuré à ces paroles de Mérope :

· · · · · · · · · · Hai madre ?
· · · · · · · · · · Barbaro ! madré
Fui ben anch’io, e sol per tua cagione
Or nol son più.

Barbare ! il te reste une mère ?
Je serais mère encor sans toi, sans ta fureur.
Tu m’as ravi mon fils, etc.

Je vois que je me suis encore bien trompé sur le cinquième acte, qui n’est qu’une traduction littérale des trois quarts du cinquième acte italien. Je regardais le récit d’Isménie comme un chef-d’œuvre, et le vieillard comme tout autre chose qu’un confident. Il y a tel roi qui n’est qu’un personnage subalterne, et je ne connais aucun personnage aussi principal que ce vieillard. J’entends le vieillard de Maffei ; mais enfin le mien n’est qu’une traduction, ou peu s’en faut,

Dirai-je encore que c’est la seule pièce où l’amour maternel soit véritablement traité, la seule où ce grand intérêt ne soit point déshonoré par une fade intrigue de galanterie qui rend le théâtre français ridicule aux yeux des étrangers ! Dirai-je enfin que dans la pièce de M. Maffei on ne trouve pas le moindre défaut de conduite !

Quant à la mienne, je n’ai rien à dire ; j’ai pu gâter un si beau fonds, j’ai pu pousser la simplicité jusqu’à la platitude, j’ai pu altérer ce que j’ai changé ; enfin, je mets les défauts sur mon compte : si vous croyez que ces défauts soient tellement attachés à la tournure de la pièce qu’on ne puisse les en séparer, il faut abandonner l’ouvrage ; mais si vous croyez, aimable et sage critique, que l’on puisse les corriger, daignez employer une heure ou deux de votre temps à me dire ce que vous pensez, et je vous réponds que j’en profiterai.

Je ne saurais trop vous remercier, mademoiselle ; je ne saurais trop sentir la générosité avec laquelle vous préférez l’avancement de l’art à l’intérêt de jouer une pièce nouvelle. D’autres accepteraient sans hésiter un ouvrage médiocre, qui ne laisserait pas d’avoir quelques représentations ; mais vous n’avez jamais que des sentiments nobles : vous préférez l’intérêt de la réputation de votre ami à toutes les autres considérations : on ne peut rendre plus de justice que je le fais à votre esprit et à votre cœur.

La conclusion de tout ceci sera que si je ne peux rien faire de cette Mèrope, qui convienne au Théâtre-Français, je tâcherai de dérober à mes autres occupations assez de temps pour vous donner une autre tragédie qui sera toute de moi, et toute soumise à vos lumières.

J’ai beaucoup corrigé une certaine Adélaïde ; si quelque jour les comédiens en voulaient, je leur en ferais présent. Pourrais-je espérer qu’on rejouât Œdipe et Brutus avec de très-grands changements que j’ai faits à ces deux pièces, et que je compte faire imprimer ? J’ai beaucoup changé, par exemple, les rôles de Philoctète et de Tullie.

À l’égard de l’Enfant prodigue, me trompé-je si j’ose en espérer encore quelque succès quand on le jouera tel qu’il est imprimé, en retranchant les deux dernières scènes du quatrième acte ?

Puisque je suis en train d’abuser de vos bontés, puis-je vous prier de donner au sieur Minet cette petite correction qui regarde Zaïre ? On m’a dit qu’on la jouait encore quelquefois, et que grâce aux acteurs elle n’était pas mal reçue. Les deux vers que je corrige sont si mauvais que vous devez vous intéresser à les bannir de votre théâtre. Je finis, mademoiselle, en vous assurant de ma reconnaissance, de mon tendre dévouement et de l’estime la plus sincère, et en vous souhaitant des auteurs qui aient plus de temps et plus de génie que moi ; vous n’en trouverez pas qui sentent mieux ce que vous valez. Si dans l’occasion vous voulez bien assurer MM. Destouches et Lachaussée de mon estime, vous me ferez un sensible plaisir ; ne m’oubliez pas surtout, je vous en supplie, auprès de Mlle de Balicour et de M. Dufresne. V.

Encore un petit mot, s’il vous plaît ; c’est une rébellion contre un de vos arrêts. Vous dites dans votre lettre que Mérope ne prend aucun moyen pour sauver son fils ; mais ce fils n’est dans aucun danger éminent de la part du tyran. Si Polyphonte le reconnaissait, il serait à craindre qu’il ne s’en défît tôt ou tard ; mais il ne le cherche pas pour le perdre dans l’instant présent. Ce sont des nuances que j’ai peut-être mal débrouillées ; pardon.

Mme du Châtelet vous fait bien des compliments, et moi, je vous demande bien pardon de mes plates étrennes.

  1. Par Lagrange-Chancel.
  2. Par Campistron.