Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 897

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Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 520-526).
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897. — À M. L’ABBÉ PRÉVOST.
Juillet.

Je viens, monsieur, de recevoir par la poste une de vos feuilles périodiques dans laquelle vous rendez compte d’une nouvelle édition des Éléments de Newton[1]. J’ai reçu aussi quelques imprimés sur le même sujet.

Comme je crois avoir, à propos de cet ouvrage, quelque chose à dire qui ne sera pas inutile aux belles-lettres, souffrez que je vous prie de vouloir bien insérer dans votre feuille les réflexions suivantes.

Il est vrai, comme vous le dites, monsieur, que j’ai envoyé à plusieurs journaux des Éclaircissements[2] en forme de préface, pour servir de supplément à l’édition de Hollande, et j’apprends même que les auteurs du Journal de Trévoux ont eu la bonté d’insérer, il y a un mois, ces Éclaircissements dans leur journal. Si les nouveaux éditeurs des Éléments de Newton ont mis cette préface à la tête de leur édition, ils ont en cela rempli mes vues.

Je vois par votre feuille que les éditeurs ont imprimé, dans cette préface, cette phrase singulière, qu’une maladie a éclairé la fin de mon ouvrage ; et vous dites que vous ne concevez pas comment la fin de mon ouvrage peut être éclairée par une maladie : c’est ce que je ne conçois pas plus que vous ; mais n’y aurait-il pas, dans le manuscrit, retardé[3] au lieu d’éclairé ? Ce qui peut-être est plus difficile à concevoir, c’est comment les imprimeurs font de pareilles fautes, et comment ils ne les corrigent pas. Ceux qui ont eu soin de cette seconde édition doivent être d’autant plus exacts qu’ils reprochent beaucoup d’erreurs aux éditeurs d’Amsterdam, qui ont occasionné des méprises plus singulières.

Comme je n’ai nul intérêt, quel qu’il puisse être, ni à aucune de ces éditions, ni à celle qui va, dit-on, paraître en Hollande de ce qu’on a pu recueillir de mes ouvrages, je suis uniquement dans le cas des autres lecteurs ; j’achète mon livre comme les autres, et je ne donne la préférence qu’à l’édition qui me paraît la meilleure.

Je vois avec chagrin l’extrême négligence avec laquelle beaucoup de livres nouveaux sont imprimés. Il y a, par exemple, peu de pièces de théâtre où il n’y ait des vers entiers oubliés. J’en remarquais dernièrement quatre qui manquaient dans la comédie du Glorieux, ce qui est d’autant plus désagréable que peu de comédies méritent autant d’être bien imprimées. Je crois, monsieur, que vous rendrez un nouveau service à la littérature en recommandant une exactitude si nécessaire et si négligée.

Je conseillerais en général à tous les éditeurs d’ouvrages instructifs de faire des cartons au lieu d’errata. car j’ai remarqué que peu de lecteurs vont consulter l’errata, et alors, ou ils reçoivent des erreurs pour des vérités, ou bien ils font des critiques précipitées ou injustes.

En voici un exemple récent, et qui doit être public, afin que dorénavant les lecteurs qui veulent s’instruire et les critiques qui veulent nuire, soient d’autant plus sur leurs gardes.

Il vient de paraître une petite brochure sans nom d’auteur ni d’imprimeur, dans laquelle il paraît qu’on en veut beaucoup plus encore à ma personne qu’à la Philosophie de Newton. Elle est intitulée Lettre d’un physicien sur la Philosophie de Newton, mise à la portée de tout le monde[4].

L’auteur, qui probablement est mon ennemi sans me connaître, ce qui n’est que trop commun dans la république des lettres, s’explique ainsi sur mon compte, page 13 : « Il serait inutile de faire des réflexions sur une méprise aussi considérable ; tout le monde les aperçoit, et elles seraient trop humiliantes pour M. de Voltaire. »

Il sera curieux de voir ce que c’est que cette méprise considérable qui entraîne des réflexions si humiliantes. Voici ce que j’ai dit dans mon livre : « Il se forme dans l’œil un angle une fois plus grand, quand je vois un homme à deux pieds de moi, que quand je le vois à quatre pieds ; cependant je vois toujours cet homme de la même grandeur. Comment mon sentiment contredit-il ainsi le mécanisme de mes organes ? »

Soit inattention de copiste, soit erreur de chiffres, soit inadvertance d’imprimeur, il se trouve que l’éditeur d’Amsterdam a mis deux où il fallait quatre, et quatre où il fallait deux. Le réviseur hollandais, qui a vu la faute, n’a pas manqué de la corriger dans l’errata à la fin du livre. Le censeur ne se donne pas la peine de consulter cet errata. Il ne me rend pas la justice de croire que je puis au moins savoir les premiers principes de l’optique ; il aime mieux abuser d’une petite faute d’impression aisée à corriger, et se donner le triste plaisir de dire des injures. La fureur de vouloir outrager un homme à qui l’on n’a rien à reprocher que la peine extrême qu’il a prise pour être utile est donc une maladie bien incurable ? Je voudrais bien savoir, par exemple, à quel propos un homme qui s’annonce physicien, qui écrit, dit-il, sur la Philosophie de Newton, commence par dire que j’ai fait l’apologie du meurtre de Charles Ier. Quel rapport, s’il vous plaît, de la fin tragique autant qu’injuste de ce roi avec la réfrangibilité et le carré des distances ? Mais où aurais-je donc fait l’apologie de cette injustice exécrable ? Est-ce dans un livre que ce critique me reproche, livre où j’ai démontré qu’on a inséré vingt pages entières qui n’étaient pas de moi, et où tout le reste est altéré et tronqué ? Mais en quel endroit fait-on donc l’apologie prétendue de ce meurtre ? Je viens de consulter le livre où l’on parle de cet assassinat, d’autant plus affreux qu’on emprunta le glaive de la législature pour le commettre. Je trouve qu’on y compare[5] cet attentat avec celui de Ravaillac, avec celui du jacobin Clément, avec le crime, plus énorme encore, du prêtre qui se servit du corps de Jésus-Christ même, dans la communion, pour empoisonner l’empereur Henri VII. Est-ce là justifier le meurtre de Charles Ier ? N’est-ce pas au contraire le trop comparer à de plus grands crimes ?

C’est avec la même justice que ce critique, m’attaquant toujours au lieu de mon ouvrage, prétend que j’ai dit autrefois : « Malebranche non-seulement admit les idées innées, mais il prétendit que nous voyons tout en Dieu. »

Je ne me souviens pas d’avoir jamais écrit cela ; mais j’ai l’équité de croire que celui à qui on le fait dire a eu sans doute une intention toute contraire, et qu’il avait dit : « Malebranche non-seulement n’admit point les idées innées, mais il prétendit que nous voyons tout en Dieu. » En effet, qui peut avoir lu la Recherche de la Vérité, sans avoir principalement remarqué le chap. iv du livre III, de l’Esprit pur, seconde partie ? J’en ai sous les yeux un exemplaire marginé de ma main il y a près de quinze ans. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner cette question ; mon unique but est de faire voir l’injustice des critiques précipitées, de faire rentrer en lui-même un homme qui sans doute se repentira de ses torts quand il les connaîtra, et enfin de faire ressouvenir tous les critiques d’une ancienne vérité qu’ils oublient toujours, c’est qu’une injure n’est pas une raison.

Je n’ai jamais répondu à ceux qui ont voulu, ce qui est très-aisé, rabaisser les ouvrages de poésie que j’ai faits dans ma jeunesse. Qu’un lecteur critique Zaïre, ou Alzire, ou la Henriade, je ne prendrai pas la plume pour lui prouver qu’il a tort de n’avoir pas eu de plaisir. On ne doit pas garder le même silence sur un ouvrage de philosophie ; tantôt on a des objections spécieuses à détruire, tantôt des vérités à éclaircir, souvent des erreurs à rétracter. Je puis me trouver ici à la fois dans ces trois circonstances ; cependant je ne crois pas devoir répondre en détail à la brochure dont il est question.

Si on me fait des objections plus raisonnables, j’y répondrai, soit en me corrigeant, soit en demandant de nouveaux éclaircissements : car je n’ai et ne puis avoir d’autre but que la vérité. Je ne crois pas qu’excepté quatre ou cinq arguments, il y ait rien de mon propre fonds dans les Éléments de la Philosophie nouvelle. Elle m’a paru vraie, et j’ai voulu la mettre sous les yeux d’une nation ingénieuse, qui, ce me semble, ne la connaissait pas assez. Les noms de Galilée, de Kepler, de Descartes, de Newton, de Huygens, me sont indifférents. J’ai examiné paisiblement les idées de ces grands hommes que j’ai pu entrevoir. Je les ai exposées selon ma manière de concevoir les choses, prêt à me rétracter quand on me fera apercevoir d’une erreur.

Il faut seulement qu’on sache que la plupart des opinions qu’on me reproche se trouvent ou dans Newton, ou dans les livres de MM. keill, Grégori, Pemberton, S’Gravesande, Musschenbroeck, etc., et que ce n’est pas dans une simple brochure, faite avec précipitation, qu’il faut combattre ce qu’ils ont cru prouver dans des livres qui sont le fruit de tant de réflexions et de tant d’années.

Je vois que ce qui fait toujours le plus de peine à mes compatriotes, c’est ce mot de gravitation, d’attraction. Je répète encore qu’on n’a qu’à lire attentivement la dissertation de M. Maupertuis sur ce sujet, dans son livre de la figure des astres, et on verra si on a plus d’idée de l’impulsion qu’on croit connaître que de l’attraction qu’on veut combattre. Après avoir lu ce livre, il faut examiner le quinzième, le seizième, et le dix-septième[6] chapitre des Éléments de Newton, et voir si les preuves qu’on y a rassemblées contre le plein et contre les tourbillons paraissent assez fortes. Il faut que chacun en cherche encore de nouvelles. Les physiciens-géomètres sont invités, par exemple, à considérer si quinze pieds étant le sinus verse de l’arc que parcourt la terre en une seconde, il est possible qu’un fluide quelconque pût causer la chute de quinze pieds dans une seconde.

Je les prie d’examiner si les longueurs de pendules étant entre elles comme les carrés de leurs oscillations, un pendule de la longueur du rayon de la terre étant comparé avec notre pendule à secondes, la pesanteur qui fait seule les vibrations des pendules peut être l’effet d’un tourbillon circulant autour de la terre, etc. Quand on aura bien balancé, d’un côté, toutes ces incompatibilités mathématiques, qui semblent anéantir sans retour les tourbillons, et, de l’autre, la seule hypothèse douteuse qui les admet, on verra mieux alors ce que l’on doit penser.

De très-grands philosophes, qui m’ont fait l’honneur de m’écrire sur ce sujet des lettres un peu plus polies que celle de l’anonyme, veulent s’en tenir au mécanisme que Descartes a introduit dans la physique. J’ai du respect pour la mémoire de Descartes ainsi que pour eux. Il faut sans doute rejeter les qualités occultes ; il faut examiner l’univers comme une horloge. Quand le mécanisme connu manque, quand toute la nature conspire à nous découvrir une nouvelle propriété de la matière, devons-nous la rejeter parce qu’elle ne s’explique pas par le mécanisme ordinaire ? Où est donc la grande difficulté que Dieu ait donné la gravitation à la matière, comme il lui a donné l’inertie, la mobilité, l’impénétrabilité ? Je crois que plus on y fera réflexion, plus on sera porté à croire que la pesanteur est, comme le mouvement, un attribut donné de Dieu seul à la matière. Il ne pouvait pas la créer sans étendue, mais il pouvait la créer sans pesanteur. Pour moi, je ne reconnais, dans cette propriété des corps, d’autre cause que la main toute-puissante de l’Être suprême. J’ai osé dire, et je le dis encore, que, s’il se pouvait que les tourbillons existassent, il faudrait encore que la gravitation entrât pour beaucoup dans les forces qui les feraient circuler ; il faudrait même, en supposant ces tourbillons, reconnaître cette gravitation comme une force primordiale résidante à leur centre.

On me reproche de regarder, après tant de grands hommes, la gravitation comme une qualité de la matière ; et moi, je me reproche, non pas de l’avoir regardée sous cet aspect, mais d’avoir été, en cela, plus loin que Newton, et d’avoir affirmé, ce qu’il n’a jamais fait, que la lumière, par exemple, ait cette qualité. Elle est matière, ai-je dit : donc elle pèse. J’aurais dû dire seulement : donc il est très-vraisemblable quelle pèse. M. Newton, dans ses Principes, semble croire que la lumière n’a point cette propriété que Dieu a donnée aux autres corps de tendre vers un centre. J’ai poussé la hardiesse au point d’exposer un sentiment contraire. On voit au moins par là que je ne suis point esclave de Newton, quoiqu’il fût bien pardonnable de l’être. Je finis, parce que j’ai trop de choses à dire ; c’est à ceux qui en savent plus que moi à rendre sensibles des vérités admirables dont je n’ai été que le faible interprète.

J’ai l’honneur d’être, etc.

P. S. On vient de m’avertir qu’on parle, dans le Journal de Trévoux, d’un problème sur la trisection de l’angle, qu’on m’attribue[7]. Je ne sais encore ce que c’est ; je n’ai jamais rien écrit sur ce sujet.

  1. Voyez le Pour et Contre, tome XV.
  2. Voyez ces Êclaircissernents, tome XXII, page 267.
  3. C’est ce qu’on lit dans l’édition de Londres (Paris), 1738, que j’ai sous les yeux (voyez tome XXII, page 273. Mais les libraires hollandais, en réimprimant ces Éclaircissements pour les joindre aux exemplaires qui leur restaient de leur édition des Éléments, avaient imprimé éclairé au lieu de retarde (B.)
  4. Par le Père Regnault, jésuite : voyez lettre 760.
  5. Voyez le texte et la note, tome XXII, page 105. Les reproches dont Voltaire se plaint dans sa lettre à Prévost lui avaient été faits par le Père Regnault, auteur de la Lettre d’un physicien.
  6. Les chapitres xv et xvi da l’édition de 1738 des Éléments de la Philosophie de Newton sont, à peu près, les chapitres i et ii de la troisième partie (voyez tome XXII. pages. 508-517). Quant au chapitre xvii, de 1738, il fut supprimé dès 1741, sauf un alinéa (c’est celui qu’on lit tome XXII, page 517), et il est du nombre des variantes que Beuchot a cru pouvoir négliger.
  7. La solution de ce problème était effectivement attribuée à Voltaire, dans les Observations de Desfontaines, du mois de juillet 1738.