Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1013

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 103-105).

1013. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
9 janvier.

Mon cher et respectable ami, je demanderais pardon à un autre cœur que le vôtre de mes importunités.

Mme du Châtelet reçoit votre lettre du 28 ; vous n’aviez point reçu la pièce[1], cependant elle était partie le 23 à minuit. Apparemment que messieurs des postes ont voulu se donner le plaisir de la lecture.

L’effort singulier et peut-être malheureux que j’ai fait de la composer en huit jours n’est dû qu’aux conseils que vous me donniez de confondre tant de calomnies par quelque ouvrage intéressant. Je suis très-aise d’avoir du temps jusqu’à Pâques. Dites-moi vos avis, et je corrigerai en huit semaines les fautes de huit jours.

Il y a une ressemblance avec Bajazet, je le sais bien ; mais sans cela point de pièce. Je n’ai rien pris. J’ai trouvé ma situation dans mon sujet, j’ai été inspiré, je ne suis point plagiaire.

Je conçois bien que le libelle n’excite que le mépris et l’indignation des honnêtes gens, et, surtout, de ceux qui sont au fait de ces calomnies ; mais il y a mille gens de lettres, il y a des étrangers sur qui ce libelle fait impression. Il est plein de faits, et ces faits seront crus s’ils ne sont pas réfutés. Je suppose que je voulusse être d’une académie, fût-ce de celle de Pétersbourg ; il est sûr que ce libelle, laissé sans réponse, m’en fermerait l’entrée. Il est clair que le sieur Guyot de Merville et les autres partisans de Rousseau font et feront valoir ces impostures. On imprime actuellement en Hollande le libelle de ce misérable ; il s’en est vendu deux mille exemplaires en quinze jours. Encore un coup, il ne me déshonorera pas dans votre esprit ; mais, joint à vingt autres libelles de cette espèce, il me flétrira dans la postérité, et fera une tache dans ma famille.

J’ai appris, par un ami que j’ai en Hollande, que Desfontaines et Jore sont ceux qui suscitent mes libraires contre moi. Il arrivera que mes libraires mêmes imprimeront ce libelle à la tête de mes œuvres, pour se venger de ce que je leur ai retiré mes bienfaits ; ainsi, tandis que je resterai tranquille, mes ennemis me diffameront dans l’Europe. N’est-ce donc pas pour moi le devoir le plus sacré de repousser et de confondre, quand je le peux, des calomnies si flétrissantes, et qui seraient accréditées par mon silence ?

Non-seulement j’ai besoin d’un mémoire sage, démonstratif et touchant, auprès des trois quarts des gens de lettres, mais il me faut, outre cela, un nombre considérable d’attestations par écrit qui démentent toutes ces impostures. Je les tiendrai prêtes comme une défense sûre, en cas d’attaque, et même comme des pièces qui peuvent servir au procès.

Le procès criminel[2], indépendant de ce mémoire et de ces attestations, qui peuvent y servir et ne peuvent y nuire, m’est d’une nécessité absolue, et je veux et je dois m’y prendre par tous les sens pour atterrer cette hydre une bonne fois pour toutes. En un mot, il est toujours bon de commencer par mettre en cause ceux qui ont vendu le libelle, et c’est ce qu’on va faire.

J’apprends que MM. Andry, Procope, Pitaval, etc., présentent requête au chancelier. Il ne faut pas que ma famille se taise quand les indifférents éclatent. Il faut, je crois, que mon neveu[3] envoie ou donne son placet, qui ne peut que disposer favorablement, et qui n’empêche point les procédures juridiques que je vous supplie de lui conseiller fortement, car c’est un crime qui intéresse la société. « Pone inimicos meos scahellum pedum tuorum[4], donce faciam tragædiam. »

Mme du Châtelet se moque de moi avec ses générosités d’âme et ses bienfaits cachés. Elle m’a enfin avoué et lu ce qu’elle vous avait envoyé. Plût à Dieu que cela fût aussi montrable qu’admirable !

Quand je vous envoyai copie d’une de mes lettres à Thieriot, l’original était parti. Lavez la tête à Thieriot ; faites-lui présent, pour ses étrennes, du livre De Officiis et De Amicitia. Respects à l’autre ange.

Adieu ; je baise vos ailes, et me mets dessous.

  1. Zulime.
  2. Le procès criminel n’eut pas lieu. L’affaire fut étouffée au moyen du désaveu de Desfontaines, rapporté ci-après.
  3. Mignot, conseiller-correcteur à la chambre des comptes, depuis 1737. et âgé de vingt-sept à vingt-huit ans, au commencement de 1739. Voyez plus haut la lettre 826.
  4. Psaume cix, v. 1.