Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1121

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 229-231).


1121. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.

2 avril.

Mon respectable ami, j’aime mieux encore succomber sous le libelle de Desfontaines que de signer un compromis qui me couvrirait de honte. Je suis plus indigné de la proposition que du libelle.

Tout ce malentendu vient de ce que M. Hérault, qui a tant d’autres affaires plus importantes, n’a pas eu le temps de voir ce que c’est que ce Préservatif, qu’on veut que je désavoue comme un libelle, purement et simplement.

Ce Préservatif, publié par le chevalier de Mouhy, contient une lettre de moi[1] qui fait l’unique fondement de tout le procès. Cette lettre authentique articule tous les faits qui démontrent mes services et l’ingratitude du scélérat qui me persécuté. Désavouer un écrit qui contient cette lettre, c’est signer mon déshonneur, c’est mentir lâchement et inutilement. L’affaire, ce me semble, consiste à savoir si Desfontaines m’a calomnié ou non. Si je désavoue ma lettre, dans laquelle je l’accuse, c’est moi qui me déclare calomniateur. Tout ceci ne peut-il finir qu’en me chargeant de l’infamie de ce malheureux ? Comment veut-on que je désavoue, que je condamne la seule chose qui me justifie, et que je mente pour me déshonorer ?

M. de Meinières ne pourrait-il pas faire à M. Hérault ces justes représentations ? Qu’il promette une obéissance entière à ses ordres, mais qu’il obtienne des ordres plus doux ; qu’il ait la bonté de faire considérer à M. Hérault que pendant dix années l’abbé Desfontaines m’a persécuté, moi et tant de gens de lettres, par mille libelles ; que j’ai été plus sensible qu’un autre, parce qu’il a joint la plus noire ingratitude aux plus atroces calomnies envers moi. Il a fait entendre à M. Hérault que j’ai rendu outrage pour outrage, que j’ai fait graver une estampe dans laquelle il est représenté à Bicêtre ; mais l’estampe a été dessinée à Vérone, gravée à Paris, et l’inscription[2] est à peine française ; m’en accuser, c’est une nouvelle calomnie.

Enfin, mon cher ange gardien, je suis persuadé qu’une représentation forte de M. de Meinières, jointe à la vivacité de M. d’Argenson, qui ne démord pas, emportera la place. C’est une réparation authentique, non un compromis.

Si vous pouviez faire dire un petit mot à M. Hérault, par M. de Maurepas, l’affaire n’en irait pas plus mal. Ah ! mon cher et respectable ami, que de persécutions, que de temps perdu ! Eripe me a dentibus eorum.

Mon autre ange, celui de Cirey, vous écrit[3], ainsi je quitte la plume : je m’en rapporte à tout ce qu’elle vous dit. L’auteur de Mahomet II m’a envoyé sa pièce : elle est pleine de vers étincelants ; le sujet était bien difficile à traiter. Que diriez-vous si je vous envoyais bientôt Mahomet Ier ? Paresseux que vous êtes ! j’ai plus tôt fait une tragédie[4] que vous n’avez critiqué Zulime.

Ah ! mettez mon âme en repos, et que tous mes travaux vous soient consacrés.

Faites lire à vos amis l’Essai sur Louis XIV ; je voudrais savoir si on le goûtera, s’il paraîtra vrai et sage.

Adieu, mon cher ange gardien ; mille respects à Mme d’Argental.

  1. Voyez tome XXII, page 386.
  2. Voici l’inscription de cette estampe où Desfontaines est représenté à genoux et recevant le fouet d’un homme qui le donne à tour de bras :

    Jadis curé, jadis jésuite,
    Partout connu, partout chassé,
    Il devint auteur parasite,
    Et le public en fut lassé.
    Pour réparer le temps passé,
    Il se déclare sodomite.
    À Bicêtre il fut bien fessé ;
    Dieu récompense le mérite.

  3. Nous donnons à la suite de cette lettre celle de Mme du Châtelet, écrite évidemment sous l’inspiration de Voltaire.
  4. Voltaire donne ici, pour la première fois, le titre de sa tragédie de Mahomet à laquelle il fait seulement allusion à la fin de sa lettre 1062, dix-sept jours avant la première représentation de Mahomet II.