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Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1146

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 261-263).

1146. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
À Cirey, le 25 d’avril.

Monseigneur, j’ai donc l’honneur d’envoyer à Votre Altesse royale la lie de mon vin. Voici les corrections d’un ouvrage qui ne sera jamais digne de la protection singulière dont vous l’honorez. J’ai fait au moins tout ce que j’ai pu ; votre auguste nom fera le reste. Permettez encore une fois[1], monseigneur, que le nom du plus éclairé, du plus généreux, du plus aimable de tous les princes, répande sur cet ouvrage un éclat qui embellisse jusqu’aux défauts mêmes ; souffrez ce témoignage de mon tendre respect, il ne pourra point être soupçonné de flatterie. Voilà la seule espèce d’hommages que le public approuve. Je ne suis ici que l’interprète de tous ceux qui connaissent votre génie. Tous savent que j’en dirais autant de vous si vous n’étiez pas l’héritier d’une monarchie.

J’ai dédié ""Zaïre"" à un simple négociant[2] ; je ne cherchais en lui que l’homme ; il était mon ami, et j’honorais sa vertu. J’ose dédier la Henriade à un esprit supérieur. Quoiqu’il soit prince, j’aime plus encore son génie que je ne révère son rang.

Enfin, monseigneur, nous partons incessamment, et j’aurai l’honneur de demander les ordres de Votre Altesse royale dès que la chicane qui nous conduit nous aura laissé une habitation fixe. Mme du Châtelet va plaider pour de petites terres tandis que probablement vous plaiderez pour de plus grandes, les armes à la main. Ces terres sont bien voisines du théâtre de la guerre que je crains :

Mantua væ miseræ ? nimium vicina Cremonæ !

( Virg., ecl. ix, v. 28.)

Je me flatte qu’une branche de vos lauriers, mise sur la porte du château de Beringen[3], le sauvera de la destruction. Vos grands grenadiers ne me feront point de mal, quand je leur montrerai de vos lettres. Je leur dirai : Non hic in prælia veni[4]. Ils entendent Virgile, sans doute, et s’ils voulaient piller je leur crierais : Barbarus has segetes[5] ! Ils s’enfuiraient alors pour la première fois. Je voudrais bien voir qu’un régiment prussien m’arrêtât ! « Messieurs, dirais-je, savez-vous bien que votre prince fait graver la Henriade, et que j’appartiens à Émilie ? » Le colonel me prierait à souper ; mais, par malheur, je ne soupe point.

Un jour, je fus pris pour un espion par les soldats du régiment de Conti ; le prince[6], leur colonel, vint à passer, et me pria à souper au lieu de me faire pendre. Mais actuellement, monseigneur, j’ai toujours peur que les puissances ne me fassent pendre, au lieu de boire avec moi. Autrefois, le cardinal de Fleury m’aimait, quand je le voyais chez Mme la maréchale de Villars ; altri tempi, altre cure. Actuellement c’est la mode de me persécuter, et je ne conçois pas comment j’ai pu glisser quelques plaisanteries dans cette lettre, au milieu des vexations qui accablent mon âme, et des perpétuelles souffrances qui détruisent mon corps. Mais votre portrait, que je regarde, me dit toujours : Macte animo.

Durum, sed levius fit patientia
Quidquid corrigere est nefas.

(Hor., lib. I, od. xxiv, v. 19.)

J’ose exhorter toujours votre grand génie à honorer Virgile dans Nisus et dans Euryalus, et à confondre Machiavel. C’est à vous à faire l’éloge de l’amitié, c’est à vous de détruire l’infâme politique qui érige le crime en vertu. Le mot politique signifie, dans son origine primitive, citoyen ; et aujourd’hui, grâce à notre perversité, il signifie trompeur de citoyens. Rendez-lui, monseigneur, sa vraie signification. Faites connaître, faites aimer la vertu aux hommes.

Je travaille à finir un ouvrage[7] que j’aurai l’honneur d’envoyer à Votre Altesse royale dès que j’aurai reposé ma tête. Votre Altesse royale ne manquera pas de mes frivoles productions, et tant qu’elles l’amuseront, je suis à ses ordres.

Mme la marquise du Châtelet joint toujours ses hommages aux miens.

Je suis, avec le plus profond respect et la plus grande vénération, monseigneur, etc.

  1. Voyez la lettre du 15 avril, n° 1135, et la note de la page 251.
  2. Falkener.
  3. Les lettres 1165 et 1166 sont datées de Beringen.
  4. Virgile, Æn., X, 901, dit : Nec sic ad prœlia veni.
  5. Virgile, églog. I, vers 72.
  6. Louis-Armand de Bourbon, prince de Conti, mort en 1727.
  7. Le Fanatisme, ou Mahomet le prophète.