Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1152

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 268-269).

1152. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON.
Le 2 mai.

Je ne sais pas pourquoi j’ai toujours manqué, monsieur, à vous appeler excellence, car vous êtes assurément et un excellent négociateur, et un excellent consolateur des affligés, et un excellent juge ; mais j’étais si plein des choses que vous avez bien voulu faire pour moi que j’ai oublié les titres, comme vous les oubliez vous-même. Quand j’ai parlé de chancelier[1], je n’ai fait que jouer sur le mot, car vous avez chez moi tous les droits d’aînesse.

Vous êtes un homme admirable (chargé d’affaires comme vous l’êtes) de vouloir bien encore vous charger de mes misères. Vous êtes donc magnus in magnis et in minimis.

Vous pouvez garder le manuscrit[2] que j’ai eu l’honneur de vous faire tenir, et de soumettre à votre jugement : car, si vous en êtes un peu content, il faut qu’il ait place au moins dans le sottisier. Je garde copie de tout, et, s’il est imprimable, il paraîtra avec quelques autres guenilles littéraires.

Vous aimez donc aussi les odes, monsieur. Eh bien ! en voici une[3] qui me paraît convenable à un ministre de paix tel que vous êtes.

À l’égard de M. de Valori[4] cet autre ministre fait pour dîner avec le roi de Prusse, et pour souper avec le prince royal, je vous prie de me recommander à lui auprès de cet aimable prince ; et moi, je me vanterai auprès de Son Altesse royale de devoir les bontés de M. de Valori à celles dont vous m’honorez. Ainsi toute justice sera accomplie.

Il y a près d’un an que j’ai dit en vers au prince royal[5] ce que vous me dites en prose, et que je lui ai cité la reine Jacques[6] (regina Jacobus), qui dédiait ses ouvrages à l’enfant Jésus, et qui n’osait secourir le Palatin, son gendre. Mon prince me paraît d’une autre espèce ; il ne tremble point à la vue d’une épée, comme Jacques, et il pense comme il le doit sur la théologie. Il est capable d’imiter Trajan dans ses conquêtes, comme il l’imite dans ses vertus. Si j’étais plus jeune, je lui conseillerais de songer à l’empire, et à le rendre au moins alternatif entre les protestants et les catholiques. Il se trouvera, à la mort de son père, le plus riche monarque de la chrétienté en argent comptant ; mais je suis trop vieux, ou trop raisonnable, pour lui conseiller de mettre son argent à autre chose qu’à rendre ses sujets et lui les plus heureux qu’il pourra, et à faire fleurir les arts. C’est, ce me semble, sa façon de penser. Il me paraît qu’il n’a point l’ambition d’être le roi le plus puissant, mais le plus humain et le plus aimé.

Adieu, monsieur ; quand vous voudrez quelques amusements en prose ou en vers, j’ai un gros portefeuille à votre service. Je voudrais vous témoigner autrement ma respectueuse reconnaissance ; mais parvi, parva damus.

À jamais à vous ex toto corde meo[7] etc.

  1. Voyez la fin de la lettre 1137.
  2. Celui de l’Essai sur le Siècle de Louis XIV.
  3. L’Ode sur la paix de 1736.
  4. Le marquis de Valori, auquel est adressée une lettre du 2 mai 1741. Il était alors envoyé de France auprès de Frédéric-Guillaume 1er. Voltaire cite le marquis de Valori, et l’abbé de Valori, frère ainé de celui-ci, dans une lettre du 30 mars 1740, au marquis d’Argenson.
  5. C’est dans l’épître Sur l’usage de la science dans les princes, année 1736.
  6. Jacques Ier, roi d’Angleterre.
  7. Deutéronome, vi, 5.