Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1157

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 272-273).

1157. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON.
À Cirey, ce 8 mai, en partant.

La Providence m’a fait rester, monsieur, un jour de plus que nous ne pensions, pour me faire recevoir la plus agréable lettre que j’aie reçue depuis que Mme du Châtelet ne m’écrit plus[1]. Je viens de lui lire l’extrait que vous voulez bien nous faire d’un ouvrage dont on doit dire, à plus juste titre que de Télémaque, que le bonheur du genre humain naîtrait de ce livre[2] si un livre pouvait le faire naître.

En mon particulier jugez où vous poussez ma vanité : je trouve toutes mes idées dans votre ouvrage[3]. Ce ne sont point ici seulement les rêves d’un homme de bien[4], comme les chimériques projets du bon abbé de Saint-Pierre, qui croit qu’on lui doit des statues parce qu’il a proposé que l’empereur gardât Naples et qu’on lui otât le Mantouan, tandis qu’on lui a laissé le Mantouan et qu’on lui a ôté Naples. Ce n’est pas ici un projet de paix perpétuelle[5], que Henri IV n’a jamais eu ; ce n’est point un sermon contre Jules César, qui, selon le bon abbé, n’était qu’un sot parce qu’il n’entendait pas assez la méthode de perfectionner le scrutin ; ce n’est pas non plus la colonie de Salente, où M. de Fénelon veut qu’il n’y ait point de pâtissiers, et qu’il y ait sept façons de s’habiller ; c’est ici quelque chose de plus réel, et que l’expérience prouve de la manière la plus éclatante. Car, si vous en exceptez le pouvoir monarchique, auquel un homme de votre nom et de votre état ne peut souhaiter qu’un pouvoir immense, aux bornes près, dis-je, de ce pouvoir monarchique aimé et respecté par nous, l’Angleterre n’est-elle pas un témoignage subsistant de la sagesse de vos idées ? Le roi avec son parlement est législateur, comme il l’est ici avec son conseil. Tout le reste de la nation se gouverne selon des lois municipales, aussi sacrées que celles du parlement même. L’amour de la loi est devenu une passion dans le peuple, parce que chacun est intéressé à l’observation de cette loi. Tous les grands chemins sont réparés, les hôpitaux fondés et entretenus, le commerce florissant, sans qu’il faille un arrêt du conseil. Cette idée est d’autant plus admirable dans vous que vous êtes vous-même de ce conseil, et que l’amour du bien public l’emporte dans votre âme sur l’amour de votre autorité.

Mme du Châtelet, qui, en vérité, est la femme en qui j’ai vu l’esprit le plus universel et la plus belle âme, est enchantée de votre plan. Vous devriez nous le faire tenir à Bruxelles. Je vous avertis que nous sommes les plus honnêtes gens du monde, et que nous le renverrons incessamment à l’adresse que vous ordonnerez, sans en avoir copié un mot. Je vous étais attaché par les liens d’un dévouement de trente années, et par ceux de la reconnaissance ; voici l’admiration qui s’y joint.

Je reçois, cet ordinaire, une lettre[6] d’un prince dont vous seriez le premier ministre, si vous étiez né dans son pays. Il a pris tant de pitié des vexations que j’essuie qu’il a écrit à M. de La Chétardie[7] en ma faveur. Il l’a prié de parler fortement ; mais il ne me mande point à qui il le prie de parler. J’ignore donc les détails du bienfait, et je connais seulement qu’il y a des cœurs généreux. Vous êtes du nombre, et in capite libri[8]. Je vous supplie donc de vouloir bien parler à M. de La Chétardie, et de lui dire ce qui conviendra, car vous le savez mieux que moi. À l’égard de M. Hérault, c’est M, de Meinières, son beau-frère, qui avait depuis longtemps la bonté de le presser pour moi, et il y était engagé par M. d’Argental, mon ancien ami de collège : car j’ai de nouveaux ennemis et d’anciens amis. Depuis dix jours, je n’ai point de leurs nouvelles ; mais depuis votre dernière lettre je n’ai plus besoin d’en recevoir de personne.

M. et Mme du Châtelet vous font les plus tendres compliments. Je suis à vous pour jamais, avec la reconnaissance la plus respectueuse, avec tous les sentiments d’estime et d’amitié.

  1. Voltaire n’avait pas quitte Cirey depuis les premiers jours de mars 1737. et Mme du Châtelet ne s’en était pas absentée.
  2. C’est l’abbé Torrasson qui disait cela ; voyez tome XXIII, page 464.
  3. Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France, ouvrage qui ne fut imprimé pour la première fois qu’en 1764, in-8o.
  4. Expression du cardinal Dubois. Voyez tome XXIII, page 128.
  5. Titre d’un ouvrage de l’abbé de Saint-Pierre, dont J.-J. Rousseau a fait un Extrait.
  6. Il paraît que cette lettre de Frédéric a été perdue.
  7. Joachim-Jacques Trotti, marquis de La Chétardie, né en 1703, ministre du roi de France auprès de celui de Prusse, de 1734 à 1739, année où il fut nommé ambassadeur auprès de l’impératrice de Russie.
  8. Psalm. xxxix, 9.