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Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1165

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 281-282).

1165. — À MADAME DE CHAMPBONIN.
De Beringen, juin.

Mon aimable gros chat, j’ai reçu votre lettre à Bruxelles. Nous voici en fin fond de Barbarie, dans l’empire de Son Altesse monseigneur le marquis de Trichâteau[1], qui, je vous jure, est un assez vilain empire. Si Mme du Châtelet demeure longtemps dans ce pays-ci, elle pourra s’appeler la reine des sauvages. Nous sommes dans l’auguste ville de Beringen, et demain nous allons au superbe château de Ham, où il n’est pas sûr qu’on trouve des lits, ni des fenêtres, ni des portes. On dit cependant qu’il y a ici une troupe de voleurs. En ce cas, ce sont des voleurs qui font pénitence ; je ne connais que nous de gens volables. Le plénipotentiaire Montors avait assuré M. du Châtelet que les citoyens de son auguste ville lui prêteraient beaucoup d’argent ; mais je doute qu’ils pussent prêter de quoi envoyer au marché. Cependant Émilie fait de l’algèbre, ce qui lui sera d’un grand secours dans le cours de sa vie, et d’un grand agrément dans la société. Moi, chétif, je ne sais encore rien, sinon que je n’ai ni principauté ni procès, et que je suis un serviteur fort utile.

P. S. Il faut à présent, gros chat, que vous sachiez que nous revenons du château de Ham, château moins orné que celui de Cirey, et où l’on trouve moins de bains et de cabinets bleu et or ; mais il est logeable, et il y a de belles avenues. C’est une assez agréable situation ; mais fût-ce l’empire du Catai, rien ne vaut Cirey. Mme du Châtelet travaille à force à ses affaires. Si le succès dépend de son esprit et de son travail, elle sera fort riche ; mais malheureusement tout cela dépend de gens qui n’ont pas autant d’esprit qu’elle. Mon cher gros chat, je baise mille fois vos pattes de velours. Adieu, ma chère amie.

  1. Marc-Antoine du Châtelet, marquis de Trichâteau, seigneur de Ham et de Beringen, cousin germain de Florent-Claude du Châtelet, mort à Cirey en 1740.