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Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1195

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 323-324).

1195. — À M. DE CIDEVILLE.
À Paris, le 5 septembre[1].

Mon cher ami, je suis bien coupable, mais comptez que quand on ne vous écrit point, et qu’on ne reçoit point de vos nouvelles, on est bien puni de sa faute. La première chose que je fais en arrivant à Paris, c’est de vous dire combien j’ai tort. Cependant, si je voulais, je trouverais bien de quoi m’excuser ; je vous dirais que j’ai mené une vie errante, et que dans les moments de repos que j’ai eus, j’ai travaillé dans l’intention de vous plaire. Quoique l’air de Bruxelles n’ait pas la réputation d’inspirer de bons vers, je n’ai pas laissé de reprendre ma lime et mon rabot ; et, ne me sentant pas encore tout à fait apoplectique[2], j’ai voulu mettre à profit le temps que la nature veut bien encore laisser à mon imagination.

J’étais en beau train, quand un maudit cartésien, nommé Jean Banières, m’est venu harceler par un gros livre[3] contre Newton. Adieu les vers ; il faut répondre aux hérétiques, et soutenir la cause de la vérité. J’ai donc remis ma lyre dans mon étui, et j’ai tiré mon compas. À peine travaillais-je à ces tristes discussions que la divine Émilie s’est trouvée dans la nécessité de partir pour Paris, et me voilà.

J’ai appris, quelques jours avant mon arrivée en cette bruyante ville, que notre Linant avait gagné le prix[4] de l’Académie française. Je lui en ai fait mon compliment, et je m’en réjouis avec vous. C’est vous qui l’avez fait poëte, et la moitié du prix vous appartient. J’espère que cet honneur éveillera sa paresse et fortifiera son génie. Il m’a envoyé son discours, dans lequel j’ai trouvé de très-bonnes choses, et, surtout, ce qui caractérise l’écrivain d’un esprit au-dessus du commun, images et précision. Je lui souhaite de la gloire et de la fortune. J’espère qu’on jouera sa tragédie cet hiver ; on dit qu’il l’a beaucoup corrigée. Je n’en sais rien, je ne l’ai point encore vu ; je n’ai vu personne. Tout ce que je sais, c’est que s’il travaille et s’il est honnête homme, je lui rends toute mon amitié.

Je vais chercher Formont dans le palais de Plutus[5] ; je vais lui parler de vous. Il n’aura peut-être pas la tête tournée, comme l’ont tous les gens de ce pays-ci, qui ne parlent que de feux d’artifice et de fusées volantes, et d’une Madame[6] et d’un Infant qu’ils ne verront jamais. Les hommes sont de grands imbéciles ! Tout le monde paraît occupé profondément d’une marmotte qui n’est point jolie ; mais il faut leur pardonner.

Depuis que le père de la mariée est amoureux[7], on dit que tout le monde est gai, et qu’il y a du plaisir, même à Versailles.

Chimon aima, puis devint honnête homme[8].

Bonjour, mon ancien ami ; je vais courir par cette grande ville, et chercher, pour un mois, quelque gîte tranquille où je puisse vous écrire quelquefois. Que dites-vous de Voltaire, qui a des meubles à Bruxelles, et qui loge en chambre garnie à Paris ? Si vous avez quelques ordres à me donner, adressez-les à l’hôtel de Richelieu, Je vous embrasse tendrement.

  1. Voltaire data cette lettre, par distraction, du 5 aoust ; les allusions qu’elle contient prouvent qu’elle est du 5 septembre.
  2. J.-B. Rousseau se ressentait toujours d’une attaque de paralysie qu’il avait eue à la fin de janvier 1738, et il composait encore des vers qui, selon Voltaire, étaient fort médiocres et sentaient le vieillard apoplectique.
  3. Examen et Réfutation des Éléments de la Philosophie de Newton ; voyez tome XXII, page 398.
  4. Le sujet donné pour le prix de poésie, en 1739, était les Progrès de l’Éloquence sous le règne de Louis le Grand.
  5. Formont s’était fait sous-fermier en 1738.
  6. Louise-Elisabeth, née en 1727, fille de Louis XV ; mariée, le 20 auguste 1739, à don Philippe, né en 1720, l’un des fils du roi d’Espagne Philippe V. (Cl.)
  7. Amoureux de la comtesse de Mailly. Voyez page 315.
  8. Vers 24 de la Courtisane amoureuse, conte de La Fontaine, liv. III.