Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1230

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 368-369).

1230. — DE M. L’ABBÉ PREVOST.
Le 15 de janvier 1740.

Je souhaiterais extrêmement, monsieur, de vous devenir utile en quelque chose ; c’est un ancien sentiment que j’ai fait éclater plusieurs fois dans mes écrits, que j’ai communiqué à M. Thieriot dans plus d’une occasion, et qui s’est renouvelé fort vivement depuis l’affaire de Prault. Je ne puis soutenir qu’une infinité de misérables, s’acharnant contre un homme tel que vous, les uns par malignité pure, les autres par un faux air de probité et de justice, s’efforcent de communiquer le poison de leur cœur aux plus honnêtes gens.

Il m’est venu à l’esprit que le goût du public, qui s’est assez soutenu jusqu’à présent pour ma façon d’écrire, me rend plus propre qu’un autre à vous rendre quelque service. L’admiration que j’ai pour vos talents, et l’attachement particulier dont je fais profession pour votre personne, suffiraient bien pour m’y porter avec beaucoup de zèle ; mais mon propre intérêt s’y joint, et si je puis servir, dans quelque mesure, à votre réputation, vous pouvez être aussi utile pour le moins à ma fortune.

Voilà deux points, monsieur, qui demandent un peu d’explication : elle sera courte, car je n’ai que le fait à exposer.

1° J’ai pensé qu’une Défense de M. de Voltaire et de ses ouvrages, composée avec soin, force, simplicité, etc., pourrait être un fort bon livre, et forcerait peut-être, une fois pour toutes, la malignité à se taire. Je la diviserais eu deux : l’une regarderait sa personne, l’autre ses écrits ; j’y emploierais tout ce que l’habitude d’écrire pourrait donner de lustre à mes petits talents, et je ne demanderais d’être aidé que de quelques mémoires pour les faits. L’ouvrage paraîtrait avant la fin de l’hiver.

2° Le dérangement de mes affaires est tel que, si le ciel, ou quelqu’un inspiré de lui, n’y met ordre, je suis à la veille de repasser en Angleterre. Je ne m’en plaindrais pas si c’était ma faute ; mais depuis cinq ans que je suis en France, avec autant d’amis qu’il y a d’honnêtes gens à Paris, avec la protection d’un prince du sang qui me loge dans son hôtel[1], je suis encore sans un bénéfice de cinq sous. Je dois environ cinquante louis, pour lesquels mes créanciers réunis m’ont fait assigner, etc. ; et le cas est si pressant qu’étant convenu avec eux d’un terme qui expire le premier du mois prochain, je suis menacé d’un décret de prise de corps si je ne les satisfais dans ce temps. De mille personnes opulentes avec lesquelles ma vie se passe, je veux mourir si j’en connais une à qui j’aie la hardiesse de demander cette somme, et de qui je me croie sûr de l’obtenir.

Il est question de savoir si M. de Voltaire, moitié engagé par sa générosité et par son zèle pour les gens de lettres, moitié par le dessein que j’ai de m’emplover à son service, voudrait me délivrer du plus cruel embarras où je me sois trouvé de ma vie. L’entreprise est digne de lui, et la seule nouveauté de rétablir dans ses affaires un homme qui ne peut s’aider de la protection d’un prince du sang, et j’ose dire de l’amitié de tout Paris, me parait une amorce singulière.

Au reste, j’ai deux manières de restituer : l’une, en sentiment de reconnaissance, et je serais réduit à celle-là si la mort me surprenait, car je ne possède pas un sou de revenu ; mais je suis dans un âge, je jouis d’une santé qui me promettent une longue vie ; l’autre voie de restitution est de donner à prendre sur mes libraires : elle pourrait me servir avec mes créanciers, s’ils entendaient raison ; mais des tapissiers et des tailleurs, qu’on a différé un peu de payer, n’y trouvent point assez de sûreté. Un homme de lettres conçoit mieux la solidité de cette ressource.

Je finis, monsieur, car voilà en vérité une lettre fort extraordinaire. Je me flatte qu’autant je trouverai de plaisir à me vanter du bienfait si vous me l’accordez, autant vous voudrez bien prendre soin d’ensevelir ma prière si quelque raison, que je ne chercherai pas même à pénétrer, ne vous permet pas de la recevoir aussi favorablement que je l’espère. Mais, dans l’un ou l’autre cas, vous regarderez, s’il vous plaît, monsieur, comme un de vos plus dévoués serviteurs et de vos admirateurs les plus passionnés,

L’abbé Prévost.

P. S. Vous vous imaginerez bien que c’est le récit que Prault m’a fait de vos générosités qui m’a fait naître les deux idées que je viens de vous proposer.

  1. Le prince de Conti. (K.)