Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1259

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 406-407).

1259. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Mars[1].

Ange de paix, eh bien ! comment trouvez-vous donc ce commencement de l’Histoire de Louis XIV ? Je crois que j’en pourrais faire un ouvrage bien neuf, et peut-être honorable à la nation. Mais comme je suis traité dans cette nation, pour qui je travaille !

Et Zulime, Zulime ! Si le cinquième acte n’est pas à votre fantaisie, je n’ai qu’à me noyer, car j’y ai mis tout ce que je sais. J’ai vu de beaux yeux pleurer en le lisant ; mais je me défie toujours des beaux yeux : celles qui les portent sont d’ordinaire séduites ou trompeuses. La personne dont je vous parle est peut-être trop séduite en ma faveur ; cependant elle n’a guère pleuré à Mèrope[2], et elle a pleuré beaucoup à Zulime.

Pour l’amour de Dieu, n’exigez pas que je commence par faire de Zulime un trouble-fête ! Quelle cruelle idée mon conseil a-t-il eue ! Croyez-moi, il n’y aurait plus d’intérêt. Atide doit ne pas déplaire, mais Zulime doit déchirer le cœur. Prenez-y garde, tout serait perdu.

Au reste, mon conseil est le seul conseil dans Paris qui soit instruit des affaires d’Afrique. Si cela pouvait être joué à Pâques, je bénirais Mahomet ; décidez. Il y a bien autre chose sur le tapis.

Permettez-vous que je vous adresse une de mes rêveries[3], que vous jetterez au feu si vous la condamnez, et que vous ferez voir à M. le comte de Maurepas si vous l’approuvez ? Je lui donne, par mon dernier vers, la louange la plus flatteuse. Je lui dis qu’il a des amis, et c’est votre amitié qui fait son éloge.

Est-ce que vous ne voulez pas donner un musicien à Pandore ?

Est-ce que vous pensez qu’on ne peut rien tirer de cette Mme Prudise[4], en lui faisant faire par pure faiblesse ce qu’on lui fait faire au théâtre anglais par une méchanceté déterminée, qui révolterait nos mœurs un peu faibles et trop délicates ? Le rôle du petit Adine me paraît si joli ! Laissez-vous toucher, et que je fasse quelque chose de cette Prudise.

J’ai lu Édouard. Je vous suis très-obligé de la bonté que vous avez eue de m’envoyer la traduction d’Ortolani[5] ; elle me paraît assez belle.

J’ai répondu à Gresset une lettre polie et d’amitié ; je le crois un bon diable.

Adieu, mon adorable ami ; toujours sub umbra alarum tuarum[6]. Je suis bien persécuté, tout va de travers ; mais vous m’aimez, Émilie m’aime, c’est la réponse à tout.

  1. Il est à tort qu’on a toujours date cette lettre du 22 mars. Elle ne peut être que du 30 ou du 31.
  2. Mme de Graffigny prétend, dans une de ses lettres écrites de Cirey, à la fin de 1738, que Mme du Châtelet n’aimait pas Mérope, et qu’elle tournait cette tragédie en ridicule tant qu’elle pouvait ; ce qui ne plaisait guère au pauvre Voltaire, auquel Émilie rendait la vie un peu dure. (Cl.)
  3. Voyez, tome X, page 314, l’Épitre à un ministre d’État.
  4. Ce nom du principal personnage de la Prude a été changé en celui de Dorfise.
  5. Ortolani a traduit quelques chants de la Henriade. Voyez plus haut, lettre 1012.
  6. Psaume xvi, v. 8.}}