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Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1275

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 436-437).

1275. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON,
à paris.
À Bruxelles, le 21 mai.

Les petits hommages que je vous dois, monsieur, depuis longtemps, sont partis par le coche, comme Scudéry, pour aller en cour[1] ; ce sont quatre volumes de mes rêveries imprimées à Amsterdam, Les fautes des éditeurs se trouvaient en fort grand nombre avec les miennes. J’ai corrigé tout ce que j’ai pu[2], et il s’en faut beaucoup que j’en aie corrigé assez. Si je croyais que cela pût vous amuser quelques moments, je me croirais bien payé de mes peines.

Je ne connais et ne veux d’autre récompense que de plaire au petit nombre qui pense comme vous. Les faveurs des rois sont faites pour le courtisan le plus adroit ; les places des gens de lettres sont pour ceux qui sont bien à la cour ; votre estime est pour le mérite. Je vous avoue que je ne regrette qu’une chose, c’est que mes ouvrages ne soient imprimés que chez les étrangers. Je suis fâché d’être de contrebande dans ma patrie. Je ne sais par quelle fatalité, n’ayant jamais parlé ni écrit qu’en honnête homme et en bon citoyen, je ne puis parvenir à jouir des privilèges qu’on doit à ces deux titres. Peut-être,

· · · · · · · · · · · · · · · Extinctus amabitur idem ;

(Hor., lib. II, ep. i, v. 14.)

mais si c’est de vous qu’il est aimé, il n’a pas besoin d’attendre,

et il est heureux de son vivant.

Le procès de Mme du Châtelet n’avance guère. Il faut se préparer à rester ici longtemps. J’y suis avec elle, j’y suis à l’abri de la persécution, et cependant je vous regrette.

Je ne sais, monsieur, si vous avez entendu parler du jésuite Janssens[3], à qui on redemande ici, en justice, un dépôt de deux cent mille florins. Le procès se poursuit vivement ; le rapporteur m’a dit qu’il y avait de terribles preuves contre ce jésuite. Il pourra être condamné ; mais ses confrères resteront tout-puissants, car on ne peut ni les souffrir ni s’en défaire. Il y a des sociétés immortelles, comme des hommes immortels.

Adieu, monsieur ; il y a ici deux cœurs qui vous sont dévoués pour jamais.

  1. Voltaire rappelle ces vers du Voyage de Bachaumont et Chapelle, sur Scudéry :
    Le gouverneur de cette roche
    Retournant en cour par le coche.
  2. Cet exemplaire est aujourd’hui à la Bibliothèque de l’Arsenal, sous le n° 20,706. Il était inscrit au catalogue du duc de La Vallière, sous le n° 17,874, de la deuxième partie. Je possède un exemplaire de la même édition ayant appartenu au président Hénault, et contenant, de la même main, les corrections qui sont sur l’exemplaire de la Bibliothèque de l’Arsenal, et plusieurs qui n’y sont pas. (R.)
  3. Voyez la lettre 1182.