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Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1303

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 467-469).

1303. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Charlottenbourg, 27 juin[1].

Mon cher Voltaire, vos lettres me font toujours un plaisir infini, non pas par les louanges que vous me donnez, mais par la prose instructive et les vers charmants qu’elles contiennent. Vous voulez que je vous parle de moi-même[2], comme

L’éternel abbé de Chaulieu[3].

Qu’importe ? il faut vous contenter.

Voici donc la gazette de Berlin telle que vous me la demandez.

J’arrivai, le vendredi au soir, à Potsdam, où je trouvai le roi dans une si triste situation, que j’augurai bientôt que sa fin était prochaine. Il me témoigna mille amitiés, il me parla plus d’une grande heure sur les affaires tant internes qu’étrangères, avec toute la justesse d’esprit et le bon sens imaginables. Il me parla de même le samedi et le dimanche ; le lundi, paraissant très-tranquille, très-résigné, et soutenant ses souffrances avec beaucoup de fermeté, il résigna la régence entre mes mains. Le mardi[4] matin à cinq heures il prit tendrement congé de mes frères, de tous les officiers de marque, et de moi. La reine, mes frères et moi, nous l’avons assisté dans ses dernières heures ; dans ses angoisses il a témoigné le stoïcisme de Caton. Il est expiré avec la curiosité d’un physicien sur ce qui se passait en lui à l’instant même de sa mort, et avec l’héroïsme d’un grand homme, nous laissant à tous des regrets sincères de sa perte, et sa mort courageuse comme un exemple à suivre.

Le travail infini qui m’est échu en partage, depuis sa mort, laisse à peine du temps à ma juste douleur. J’ai cru que depuis la perte de mon père je me devais entièrement à la patrie. Dans cet esprit, j’ai travaillé autant qu’il a été en moi pour prendre les arrangements les plus prompts et les plus convenables au bien public.

J’ai d’abord commencé par augmenter les forces de l’État de seize bataillons, de cinq escadrons de hussards, et d’un escadron de gardes du corps. J’ai posé les fondements de notre nouvelle Académie[5]. J’ai fait acquisition de wolff, de Maupertuis, d’Algarolti. J’attends la réponse de S’Gravesande, de Vaucanson, et d’Euler. J’ai établi un nouveau collège pour le commerce et les manufactures ; j’engage des peintres et des sculpteurs ; et je pars pour la Prusse, pour y recevoir l’hommage, etc., sans la sainte ampoule, et sans les cérémonies inutiles et frivoles que l’ignorance et la superstition ont établies, et que la coutume favorise.

Mon genre de vie est assez déréglé quant à présent, car la faculté a trouvé à propos de m’ordonner, ex officio, de boire des eaux de Pyrmont. Je me lève à quatre heures, je prends les eaux jusqu’à huit, j’écris jusqu’à dix, je vois les troupes jusqu’à midi, j’écris jusqu’à cinq heures, et le soir je me délasse en bonne compagnie. Lorsque les voyages seront finis, mon genre de vie sera plus tranquille et plus uni ; mais, jusqu’à présent, j’ai le cours ordinaire des affaires à suivre, j’ai les nouveaux établissements de surplus, et avec cela beaucoup de compliments inutiles à faire, d’ordres circulaires à donner.

Ce qui me coûte le plus est l’établissement de magasins assez considérables dans toutes les provinces pour qu’il s’y trouve une provision de grains d’une année et demie de consommation pour chaque pays.

Lassé de parler de moi-même,
Souffrez du moins, ami charmant,
Que je vous apprenne gaîment
La joie et le plaisir extrême
Que nos premiers embrassements
Déjà font sentir à mes sens.
Orphée approchant d’Eurydice,
Au fond de l’infernal manoir,
Sentit, je crois, moins de délice
Que m’en pourra donner le plaisir de vous voir.
Mais je crains moins Pluton que je crains Émilie ;
Ses attraits pour jamais enchaînent votre vie ;
L’amour sur votre cœur a bien plus de pouvoir
Que le Styx n’en pouvait avoir
Sur Eurydice et sa sortie.

Sans rancune, madame du Châtelet ; il m’est permis de vous envier un bien que vous possédez, et que je préférerais à beaucoup d’autres biens qui me sont échus en partage.

J’en reviens à vous, mon cher Voltaire ; vous ferez ma paix avec la marquise ; vous lui conserverez la première place dans votre cœur, et elle permettra que j’en occupe une seconde[6] dans votre esprit.

Je compte que mon homme de l’épître vous aura déjà rendu ma lettre et le vin de Hongrie. Je vous paye très-matériellement de tout l’esprit que vous me prodiguez ; mais, mon cher Voltaire, consolez-vous, car, dans tout l’univers, vous ne trouveriez assurément personne qui voulut faire assaut d’esprit avec vous. S’il s’agit d’amitié, je le dispute à tout autre, et je vous assure qu’on ne saurait vous aimer ni vous estimer plus que vous l’êtes de moi. Adieu.

Fédéric.

Pour Dieu, achetez toute l’édition de l’Anti-Machiavel[7].

  1. Réponse à la lettre 1294.
  2. Voyez la lettre 792.
  3. Vers de l’épître de Voltaire au duc de Sully ; voyez tome X.
  4. Le 31 mai, jour même de la mort du roi de Prusse.
  5. Voltaire, dans la lettre 883, avait donné le premier à Frédéric l’idée de mettre Maupertuis à la tête de la nouvelle académie de Berlin.
  6. On lit Cegonde dans l’original de cette lettre. ({{sc|Cl.]])
  7. Ce post-scriptum, tiré des Œuvres posthumes, a été omis par Beuchot.