Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1347

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 512-513).

1347. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À la Haye, ce 22 septembre.

Oui, le monarque prêtre[1] est toujours en santé,
Loin de lui tout danger s’écarte ;
L’Anglais demande en vain qu’il parte
Pour le vaste pays de l’immortalité ;
Il rit, il dort, il dîne, il fête, il est fêté ;
Sur son teint toujours frais est la sérénité ;
Mais mon prince a la fièvre quarte !
fièvre, injuste fièvre, abandonne un héros
Qui rend le monde heureux, et qui du moins doit l’être !
Va tourmenter notre vieux prêtre ;
Va saisir, si tu veux, soixante cardinaux ;
Prends le pape et sa cour, ses monsignors, ses moines ;
Va flétrir l’embonpoint des indolents chanoines ;
Laisse Fédéric en repos.

J’envoie à mon adorable maître l’Anti-Machiavel tel qu’on commence à présent à l’imprimer ; peut-être cette copie sera-t-elle un peu difficile à lire, mais le temps pressait ; il a fallu en faire pour Londres, pour Paris, et pour la Hollande ; relire toutes ces copies, et les corriger. Si Votre Majesté veut faire transcrire celle-ci correctement, si elle a le temps de la revoir, si elle veut qu’on y change quelque chose, je ne suis ici que pour obéir à ses ordres. Cette affaire, sire, qui vous est personnelle, me tient au cœur bien vivement, Continuez, homme charmant autant que grand prince, homme qui ressemblez bien peu aux autres hommes, et en rien aux autres rois.

L’héritier[2] des césars tient fort souvent chapelle ;
Des trésors du Pérou l’indolent possesseur[3]
À perdu, dit-on, la cervelle
Entre sa jeune femme et son vieux confesseur.
George[4] a paru quitter les soins de sa grandeur
Pour une Yarmouth qu’il croit belle.
De Louis, je n’en dirai rien,
C’est mon maître, je le révère ;

Il faut le louer, et me taire ;
Mais plût à Dieu, grand roi, que vous fussiez le mien !

M. de Fénelon vint avant-hier chez moi pour me questionner sur votre personne : je lui répondis que vous aimez la France, et ne le craignez point ; que vous aimez la paix, et que vous êtes plus capable que personne de faire la guerre ; que vous travaillez à faire fleurir les arts à l’ombre des lois ; que vous faites tout par vous-même, et que vous écoutez un bon conseil. Il parla ensuite de l’évêque de Liège, et sembla l’excuser un peu ; mais l’évêque n’en a pas moins tort, et il en a deux mille démonstrations[5] à Maeseyk. Je suis, etc.

  1. Le cardinal de Fleury.
  2. Charles VI dont la mort, arrivée le 20 octobre 1740, donna lieu à la guerre de 1741 ; voyez, tome XV, le chapitre v du Précis du Siècle de Louis XV.
  3. Philippe V.
  4. Georges II, que Frédéric, son neveu, appelait le chose d’Angleterre.
  5. Allusion aux deux mille hommes que Frédéric fit entrer dans Maeseyk, le 14 septembre 1740, pour soutenir ce qu’il appelait ses droits sur la baronnie d’Herstall. Voltaire composa, à cette occasion, un manifeste. Ainsi le premier des exploits du grand Frédéric fut une victoire remportée contre un évêque. (Cl.) — Voyez le Sommaire des droits de S. M. le roi de Prusse sur Herstall, tome XXIII, page 153.