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Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1350

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 514-515).

1350. — À M. LE MARQUIS D’ARGENS.
À la Haye, le 2 d’octobre.

Mon cher ami, dont l’imagination et la probité font honneur aux lettres, vous m’avez bien prévenu ; j’allais vous écrire et vous dire combien j’ai été fâché de ne point vous trouver ici. On m’avait assuré que vous logiez chez celui[1] que vous avez enrichi. J’y ai volé : on vous a dit à Stuttgard. Que ne puis-je y aller ! Je suis accablé d’affaires, je ne pourrai y être que quatre ou cinq jours encore ; il faudra que je retourne d’ailleurs incessamment à Bruxelles ; mais vous, pourquoi aller en Suisse ? Quoi ! il a un roi de Prusse dans le monde ! Ouoi ! le plus aimable des hommes est sur le trône ! Les Algarotti, les Wolff, les Maupertuis, tous les arts y courent en foule, et vous iriez en Suisse ! Non, non, croyez-moi ; établissez-vous à Berlin ; la raison, l’esprit, la vertu, y vont renaître. C’est la patrie de quiconque pense ; c’est une belle ville, un climat sain ; il y a une bibliothèque publique que le plus sage des rois va rendre digne de lui. Où trouverez-vous ailleurs les mêmes secours en tout genre ? Savez-vous bien que tout le monde s’empresse à aller vivre sous le Marc-Aurèle du Nord ? J’ai vu aujourd’hui un gentilhomme de cinquante mille livres de rente qui m’a dit : Je n’aurai point d’autre patrie que Berlin, je renonce à la mienne, je vais m’établir[2] là, il n’y aura pas d’autre roi pour moi. Je connais un très-grand seigneur de l’empire qui veut quitter Sa sacrée Majesté pour l’Humanité du roi de Prusse. Mon cher ami, allez dans ce temple qu’il élève aux arts. Hélas ! je ne pourrai vous y suivre, un devoir sacré m’entraîne ailleurs. Je ne peux quitter Mme du Châtelet, à qui j’ai voué ma vie, pour aucun prince, pas même pour celui-là ; mais je serai consolé si vous vous faites une vie douce dans le seul pays où je voudrais être si je n’étais pas auprès d’elle. Paupie m’a appris vos arrangements. Je vous en fais les plus tendres compliments ; que ne puis-je avoir l’honneur de vous embrasser ! Adieu, mon cher Isaac ; vis content et heureux.

Si vous avez quelque chose à m’apprendre de votre destinée, écrivez à Bruxelles.

Adieu, mon aimable et charmant ami.

  1. Paupie, son libraire. (K.)
  2. Voyez plus haut la fin de la lettre 1326.