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Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1360

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 526-527).

1360. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Octobre.

Sire, Votre Humanité ne recevra point, cette poste, de mes paquets énormes. Un petit accident d’ivrogne arrivé dans l’imprimerie a retardé l’achèvement de l’ouvrage que je fais faire. Ce sera pour le premier ordinaire ; cependant ce fripon de Van Duren débite sa marchandise, et en a déjà trop vendu.

Parmi ce tribut légitime
D’amour, de respect, et d’estime,
Que vous donne le genre humain,
Le très-fade cousin germain[1]
Du très-prolixe Télémaque,
Très-dévotement vous attaque,
Et prétend vous miner sous main.
Ce bon papiste vous condamne,
Et vous et le Machiavel,
À rôtir avec Uriel,
Ainsi que tout auteur profane.
Il sera damné comme un chien,
Dit-il, cet auteur qu’on renomme ;
Ce n’est qu’un sage, un honnête homme,
Je veux un fripon bon chrétien,
Et qui soit serviteur de Rome.
Ainsi parle ce bon bigot,
Pilier boiteux de son église ;
Comme ignorant je le méprise,
Mais je le crains comme dévot.

Lui et le jésuite La Ville[2], qui lui sert de secrétaire, commencent pourtant à raccourcir la prolixité de leurs phrases insolentes en faveur du rélat[3] liégeois. Ils parlaient sur cela avec trop d’indécence. La dernière lettre de Votre Majesté a fait partout un effet admirable. Qu’il me soit permis, sire, de représenter à Votre Majesté que vous renvoyez, dans cette lettre publique, aux protestations faites contre les contrats subreptices d’échange, et aux raisons déduites dans le mémoire de 1737. Comme l’abrégé que j’ai fait[4] de ce mémoire est la seule pièce qui ait été connue et mise dans les gazettes, je me flatte que c’est donc à cet abrégé que vous renvoyez, et qu’ainsi Votre Majesté n’est plus mécontente que j’aie osé soutenir vos droits d’une main destinée à écrire vos louanges. Cependant je ne reçois de nouvelles de Votre Majesté ni sur cela ni sur Machiavel.

C’est un plaisant pays que celui-ci. Croiriez-vous, sire, que Van Duren, ayant le premier annoncé qu’il vendrait l’Anti-Machiavel, est en droit par là de le vendre, selon les lois, et croit pouvoir empêcher tout autre libraire de vendre l’ouvrage ?

Cependant, comme il est absolument nécessaire, pour faire taire certaines gens, que l’ouvrage paraisse un peu plus chrétien, je me charge seul de l’édition pour éviter toute chicane, et je vais en faire des présents partout : cela sera plus prompt, plus noble et plus conciliant ; trois choses dont je fais cas.

Rousseau, cet errant[5] hypocrite,
D’un vieil Hébreu vieux parasite,
À quitté ces tristes climats.
Monsieur du Lis, l’Israélite,
Le plus riche Juif des États,
A donné, d’un air d’importance,
L’aumône de cinq cents ducats
À son rimeur dans l’indigence.
Le rimeur ne jouira pas
De cette aumône magnifique ;
Déjà son âme satirique
Est dans les ombres du trépas,
Et son corps est paralytique.
Pour la pesante république
De nos-seigneurs des Pays-Bas,
Elle est toujours apoplectique.

  1. Le marquis de Fénelon, alors ambassadeur eu Hollande. Il était fort dévot, d’ailleurs assez aimable et bon officier. Voyez l’Éloge funèbre des officiers morts dans la guerre de 1741, tome XXIII, page 255.
  2. Depuis premier commis des affaires étrangères. Il quitta les jésuites, tandis que Lavaur, secrétaire du marquis de Fénelon, lui cédait sa place pour prendre l’habit de saint Ignace. C’est ce même Lavaur qui a joué depuis un rôle si singulier dans l’affaire du comte de Lally. (K.) — Jean Ignace de La Ville, né vers 1690, mort le 15 avril 1774, après avoir été secrétaire du marquis de Fénelon, devint, en 1743, ministre de France auprès des États-Généraux ; il avait été reçu à l’Académie française en septembre 1746. Voltaire parle de Lavaur dans le chapitre xxxiv du Précis du Siècle de Louis XV, voyez tome XV ; et dans les articles 13, 15, 17, 18 de ses Fragments historiques sur l’Inde, voyez tome XXIX.
  3. Georges-Louis de Berghes, mort très-âgé, le 4 décembre 1743.
  4. L’écrit rédigé par Voltaire pour le roi de Prusse est celui qui est intitulé Sommaire des droits de S. M. le roi de Prusse sur Herstall : voyez tome XIII page 153.
  5. J.-B. Rousseau était à la Haye depuis le commencement de 1740. Voici ce qu’il disait à Louis Racine, dans une lettre écrite, de la même ville, le 25 septembre 1740 : « Je m’embarque sans faute, après-demain, pour reporter à Bruxelles une santé plus déplorable, de beaucoup, que je ne l’avais à mon départ. » (Cl.)