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Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1366

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 532-533).

1366. — À M. DE CAMAS[1],
ambassadeur du roi de prusse.
À la Haye, ce 18 d’octobre.

Monsieur, les jansénistes disent qu’il y a des commandements de Dieu qui sont impossibles. Si Dieu ordonnait ici que l’on supprimât l’Anti-Machiavel, les jansénistes auraient raison. Vous verrez, monsieur, par la lettre ci-jointe, au dépositaire[2] du manuscrit, la manière dont je me suis conduit. J’ai senti, dès le premier moment, que l’affaire était très-délicate, et je n’ai fait aucun pas sans être éclairé du secrétaire de la légation de Prusse à la Haye, et sans instruire le roi de tout. J’ai toujours représenté ce qui était, et j’ai obéi à ce qu’on voulait. Il faut partir d’où l’on est. Van Duren ayant imprimé, sous deux titres différents, l’Anti-Machiavel, et le livre étant très-défiguré, de la part du libraire, et assez dangereux en quelques pays par le tour malin qu’on peut donner à plus d’une expression, j’ai cru qu’on ne pouvait y remédier qu’en donnant l’ouvrage tel que je l’ai déposé à la Haye, et tel qu’il ne peut déplaire, je crois, à personne. Avant même de faire cette démarche, j’ai envoyé à Sa Majesté une nouvelle copie manuscrite de son ouvrage, avec ces petits changements que j’ai cru que la bienséance exigeait. Je lui ai envoyé aussi un exemplaire de l’édition de Van Duren. S’il veut encore y corriger quelque chose, ce sera pour une nouvelle édition, car vous jugez bien qu’on s’arrache le livre dans toute l’Europe. En général, on est charmé (je parle de l’édition de Van Duren même) ; les maximes qui y sont répandues ont plu infiniment ici à tous les membres de l’État et à la plupart des ministres. Mais il faut avouer qu’il y a aussi quelques ministres qui en sont révoltés, et c’est pour eux et pour leurs cours que j’ai fait la nouvelle édition : car ce livre, qui est le catéchisme de la vertu, doit plaire dans tous les États et dans toutes les sectes, à Rome comme à Genève, aux jésuites comme aux jansénistes, à Madrid comme à Londres. Je vous dirai hardiment, monsieur, que je fais plus de cas de ce livre que des Césars de l’empereur Julien et des Maximes de Marc-Aurèle. Je trouve bien des gens de mon sentiment, et tout le monde admire qu’un jeune prince de vingt-cinq ans[3] ait employé ainsi un loisir que les autres princes et les autres hommes n’occupent que d’amusements dangereux ou frivoles.

Enfin, monsieur, la chose est faite ; il l’a voulu, il n’y a qu’à la soutenir. J’ai tout lieu d’espérer que la conduite du roi justifiera en tout l’Anti-Machiavel du prince. J’en juge parce qu’il me fait l’honneur de m’écrire, du 7 octobre, au sujet d’Herstall[4] :

« Ceux qui ont cru que je voulais garder le comté de Horn, au lieu d’Herstall, ne m’ont pas connu. Je n’aurais eu d’autres droits sur Horn que ceux que le plus fort a sur les biens du plus faible. »

Un prince qui donne à la fois ces exemples de justice et de fermeté ne sera-t-il pas respecté dans toute l’Europe ? Quel prince ne recherchera pas son amitié ? Enfin, monsieur, il vous aime, et vous l’aimez ; il connaît le prix de vos conseils, c’est assez pour me répondre de sa gloire. Je crois qu’il est né pour servir d’exemple à la nature humaine, et sûrement il sera toujours semblable à lui-même s’il croit vos conseils. Je ne lui suis attaché par aucun intérêt : ainsi rien ne m’aveugle. Ce sera au temps à décider si j’ai eu raison ou non de lui donner les surnoms de Titus et de Trajan.

Je me destine à passer mes jours dans une solitude, loin des rois et de toute affaire ; mais je ne cesserai jamais d’aimer le roi de Prusse et M. de Camas. Ces expressions sont un peu familières ; le roi les permet, permettez-les aussi, et souffrez que je ne distingue point ici le monarque du ministre.

Je suis pour toute ma vie, monsieur, avec tous les sentiments que je vous dois, etc.

  1. Voyez la note, 2 de la page 449.
  2. Cyrille Le Petit ; voyez la lettre 1352, et lome XXIII, la note 3 de la page 149.
  3. Frédéric entrait dans sa vingt-huitième année quand il commença, vers la fin de mars 1739, à s’occuper de la réfutation du Prince' de Machiavel.
  4. Le passage que cite ici Voltaire n’est pas dans la lettre du 7 octobre telle qu’elle nous est parvenue. La terre de Herstall aux portes de Liège sur la Meuse, sujet de la contestation entre Frédéric et l’évêque de Liège, est le lieu de la naissance de Pépin, père de Charlemagne. (B.)