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Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1392

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 563-565).

1392. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Dans un vaisseau, sur les côtes de Zélande[1], où j’enrage ;
ce dernier décembre.

Sire,

Vous en souviendrez-vous, grand homme que vous êtes,
De ce fils d’Apollon qui vint au mont Rémus,
Amateur malheureux de vos belles retraites,
Mais heureux courtisan de vos seules vertus ?

Vous en souviendrez-vous aux champs de Silésie,
Tant de projets en tête, et la foudre à la main,
Quand l’Europe en suspens, d’étonnement saisie,
Attend de mon héros les arrêts du destin ?

On applaudit, on blâme, on s’alarme, on espère ;
L’Autriche va se perdre, ou se mettre en vos bras ;
Le Batave incertain, les Anglais en colère.
Et la France attentive, observent tous vos pas.

Prêt à le raffermir, vous ébranlez l’empire ;
C’est à vous seul ou d’être ou de faire un césar.
La Gloire et la Prudence attellent votre char ;
On murmure, on vous craint ; mais chacun vous admire.

Vous, qui vous étonnez de ce coup imprévu.
Connaissez le héros qui s’arme pour la guerre ;
Il accordait sa lyre en lançant le tonnerre ;
Il ébranlait le monde, et n’était pas ému.

Sire, je ne peux poursuivre sur ce ton ; les vents contraires et les glaces morfondent l’imagination de votre serviteur ; je n’ai pas l’honneur de ressembler à Votre Majesté : elle affronte les tempêtes sur terre, je ne les supporte sur aucun élément. Peut-être resterai-je quelque temps sur le sein d’Amphitrite. Vous aurez, sire, tout le temps de changer la face de l’Europe avant mon arrivée à Bruxelles. Puissé-je y trouver les nouvelles de vos succès, et surtout de vos vers ! Je suis très-respectueusement attaché à Frédéric le héros ; mais j’aime bien l’homme charmant qui, après avoir travaillé tout le jour en roi, fait le soir les plus jolis vers du monde pour se délasser. Le hasard m’a fait prendre dans mon vaisseau un capitaine suisse qui revient de Stockholm d’auprès du roi de Suède. Nous avons quitté nos rois l’un et l’autre ; mais j’ai plus perdu que lui : il n’est pas aussi édifié de la cour de Suède que je le suis de celle de Votre Majesté. Il avait fait le voyage de Stockholm pour présider à l’éducation de deux petits bâtards, que le roi[2] de Hesse, premier sénateur de Suède, prétend avoir faits à Mme de Taube[3] ; le capitaine jure que ces deux petits garçons appartiennent à un jeune officier nommé Mingen[4] auquel ils ressemblent comme deux gouttes d’eau. Cependant le roi s’est séparé de Mme de Taube en pleurant, comme Henri IV quand il quitta la belle Gabrielle ; et le capitaine suisse a quitté le roi, Mme de Taube, les petits garçons, et Mingen leur père, sans pleurer.

Il n’en est pas ainsi de moi ; je regrette mon roi, et le regretterai sur terre comme au milieu des glaçons et du royaume des vents. Le ciel me punit bien de l’avoir quitté ; mais qu’il me rende la justice de croire que ce n’est pas pour mon plaisir.

J’abandonne un grand monarque qui cultive et qui honore un art que j’idolâtre, et je vais trouver quelqu’un[5] qui ne lit que Christianus Wolffius. Je m’arrache à la plus aimable cour de l’Europe pour un procès.

Un ridicule amour n’embrase point mon âme,
Cythère n’est point mon séjour,
Et je n’ai point quitté votre adorable cour
Pour soupirer en sot aux genoux d’une femme.

Mais, sire, cette femme a abandonné pour moi toutes les choses pour lesquelles les autres femmes abandonnent leurs amis ; il n’y a aucune sorte d’obligation que je ne lui aie. Les coiffes et la jupe qu’elle porte ne rendent pas les devoirs de la reconnaissance moins sacrés.

L’amour est souvent ridicule ;
Mais l’amitié pure a ses droits
Plus grands que les ordres des rois.
Voilà ma peine et mon scrupule.

Ma petite fortune, mêlée avec la sienne, n’apporte aucun obstacle à l’envie extrême que j’ai de passer mes jours auprès de Votre Majesté. Je vous jure, sire, que je ne balancerai pas un moment à sacrifier ces petits intérêts au grand intérêt d’un être pensant, de vivre à vos pieds, et de vous entendre.

Hélas ! que Gresset est heureux[6] !
Mais, grand roi, charmante coquette,
Ne m’abandonnez pas pour un autre poëte ;
Donnez vos faveurs à tous deux.

J’ai travaillé Mahomet sur le vaisseau ; j’ai fait l’Épître dédicatoire[7]. Votre Majesté permet-elle que je la lui envoie ?

Je suis avec le plus tendre regret et le plus profond respect, sire, de Votre Humanité le sujet, l’admirateur, le serviteur, l’adorateur.

  1. Voltaire, revenant de la Haye à Bruxelles, où il dut arriver le 2 ou le 3 janvier 1741, fut arrêté par les glaces pendant douze jours. Mme du Châtelet, en rendant compte de ce voyage à d’Argental, dans une lettre du 3 janvier 1741, lui dit, au sujet de Frédéric, qui avait mis en œuvre beaucoup de séductions pour retenir Voltaire : « Je le crois outré contre moi, mais je le défie de me haïr plus que je ne l’ai hai depuis deux mois. »
  2. Beau-frère de Charles XII.
  3. Cette dame avait été épousée de la main gauche. La reine vivait encore. Voyez tome XVI, page 354.
  4. Le baron Horn af Aminne.
  5. Mme du Châtelet, que son procès avec la famille Honsbrourk retenait toujours à Bruxelles.
  6. Frédéric avait fait faire des offres brillantes à Gresset, pour l’engager à se fixer en Prusse :
    Mais, dans les fers, loin d’un libre destin,
    Tous les bonbons n’étant que chicotin,
    selon l’auteur de Vert-Vert, Gresset préféra sa patrie à Berlin, et eut raison. (Cl.)
  7. Ce que Voltaire appelle ici Épître dédicatoîre est la lettre 1389, qui très-longtemps a été imprimée parmi les préliminaires de Mahomet, mais qu’il ne regardait pas cependant comme une dédicace. Voyez ci-après la lettre à M. d’Argental, de novembre 1742 (n° 1550).