Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 1982

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Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 27-29).

1982. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Cirey, le 29 juin.

Votre muse à propos s’irrite
Contre ce vilain Bestucheff[1],

Et ce gros buffle moscovite,
Qui voulait nous porter méchef,
Est traité selon son mérite.

Je crois qu’autrefois Apollon,
Avant que d’un trait redoutable
Il perçât le serpent Python,
Fit contre lui quelque chanson,
Ou quelque épigramme agréable.

De ce dieu beaucoup vous tenez ;
Vous avez ses traits et sa lyre,
Vous battez et vous chansonnez[2]
Les ennemis de votre empire.

Sire, on ne peut guère dire des choses plus fortes contre les Moscovites, ni faire de meilleures plaisanteries sur les médecins[3] que ce que j’ai lu dans les derniers vers que Votre Majesté a bien voulu m’envoyer.

Bien est-il vrai qu’il y a toujours quelques petites fautes contre la langue qui échappent à la rapidité de votre style et à la beauté de votre imagination.


Quel est le feu céleste[4]
Ou quelle ardeur funeste
Embrasa ces glaçons ?

M. le maréchal de Belle-Isle, qui est à présent l’un de nos Quarante[5], vous dira qu’après ce vers :


Quel est le feu céleste,


il faudrait un qui, ou bien il vous dira qu’on aurait pu mettre :

Quelle flamme funeste,
Infernale ou céleste,
Embrasa ces glaçons ?

La strophe qui suit est admirable ; mais des critiques sévères vous diront que la Discorde ne vomit guère de tisons. J’examinerais nerais auprès de vous ces grandes beautés et ces petites fautes, si je pouvais partir, comme Votre Majesté me l’ordonne, et comme je le souhaite. Mais ni M. Bartenstein, ni M. Bostucheff, tout puissants qu’ils sont, ni même Frédéric le Grand, qui les fait trembler, ne peuvent à présent m’empêcher de remplir un devoir que je crois très-indispensable. Je ne suis ni faiseur d’enfants, ni médecin, ni sage-femme, mais je suis ami, et je ne quitterai pas, même pour Votre Majesté, une femme qui peut mourir au mois de septembre. Ses couches ont l’air fort dangereuses ; mais, si elle s’en tire bien, je vous promets, sire, de venir vous faire ma cour au mois d’octobre. Je tiens toujours pour mon ancienne maxime que quand vous commandez à une âme, et que cette âme dit à son corps : Marche, le corps doit aller, quelque chétif et quelque cacochyme qu’il soit. En un mot, sire, sain ou malade, je m’arrange pour partir en octobre, et pour arriver, tout fourré, auprès du Salomon du Nord, me flattant que, dans ce temps-là, vous n’assiégerez point Pétersbourg, que vous aimerez les vers, et que vous me donnerez vos ordres. Je remercie très-fort la Providence de ce qu’elle ne veut pas que je quitte ce monde avant de m’être mis à vos pieds.

  1. Alexis, comte de Bestucheff, né à Moscou on 1693 ; chancelier de l’impératrice Elisabeth, qu’il excitait sans cesse contre Frédéric.
  2. Le roi de Prusse avait chansonné Elisabeth même, et elle s’en souvint en 1756. Voyez tome XV, page 344.
  3. Les Stances contre un médecin ; voyez la note 3, page 22.
  4. Ces vers étaient dans l’Ode sur les troubles du Nord, Le roi y a fait un changement. (B.)
  5. Belle-Isle fut reçu à l’Académie française en 1749, à la place d’Amelot de Chaillou.