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Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 1999

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Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 48-49).
1999. — À MADAME DU BOCCAGE[1].
À Lunéville, le 21 août.

Mme du Châtelet, madame, a reçu votre présent[2]. Vous êtes deux amazones qui, dans des genres différents, êtes au-dessus des hommes. Orithye fait mille remerciements à Antiope. Pour moi, qui ne suis qu’un homme, et un assez pauvre homme, je suis fier de vos bontés comme si j’étais un Thésée. Vous devez être excédée d’éloges, madame, et les miens sont bien faibles après tous ceux que vous avez reçus. Vous avez mis la fontaine d’Hippocrène au Thermodon. Vous vous êtes couronnée de roses, de myrtes, de lauriers ; vous joignez l’empire de la beauté à celui de l’esprit et des talents. Les femmes n’osent pas être jalouses de vous, les hommes vous aiment et vous admirent. Vous devez entendre ce langage-là soir et matin ; et, si vous n’en êtes pas excédée, si vous voulez que ma voix se mette de concert, vous essuierez de moi quelque grande diable d’ode fort ennuyeuse où je mettrai à vos pieds les Sapho, les Milton et les Amours. C’est une terrible affaire qu’une ode ; mais on m’avouera que le sujet est beau, et que ce sera bien ma faute si elle ne vaut rien. Je suis actuellement à courir comme un fou dans la carrière que vous venez d’embellir. Je me suis avisé, madame, de faire une tragédie de Catilina, et même de l’avoir faite prodigieusement vite, ce qui m’obligera à la corriger longtemps. Ce n’est pas que j’aie voulu rien disputer à mon confrère et à mon maître, M. de Crébillon ; mais sa tragédie étant toute de fiction, j’ai fait la mienne en qualité d’historiographe. J’ai voulu peindre Cicéron tel qu’il était en effet. Figurez-vous le François II[3] de M. le président Hénault : voilà à peu près mon Catilina. J’ai suivi l’histoire autant que je l’ai pu, du moins quant aux mœurs.

Je laisse à mon confrère les idées audacieuses, les jalousies de l’amour, l’heureuse invention de rendre la fille de Cicéron amoureuse de Catilina, enfin tout ce qui est en possession d’orner notre scène ; ainsi nous ne nous rencontrons en rien. Dès que j’aurai achevé de limer un peu cet ouvrage, et que j’aurai vaincu cette prodigieuse difficulté de parler français en vers, difficulté que vous avez si bien surmontée, je remonterai ma lyre pour vous, et je vous en consacrerai les fredons ; mais je vous supplie, en attendant, de croire que je suis en prose un de vos plus sincères admirateurs. Je vous remercie très-sérieusement de l’honneur que vous faites aux lettres. Permettez-moi de faire mes compliments à M. du Boccage[4] J’ai l’honneur d’être, madame, avec une reconnaissance respectueuse, etc.

  1. Marie-Anne Le Page, épouse de Fiquet du Boccage, née à Bouen le 22 octobre 1710 ; elle est morte le 8 août 1802.
  2. La tragédie des Amazones.
  3. Titre d’un drame du président Hénault.
  4. P.—J. Fiquel du Boccage, né en 1700, mort en 1767. Il cultivait aussi les lettres.