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Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 2010

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Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 60-61).

2010. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Lunéville, le 4 septembre.

Grâces vous soient rendues ; mais je suis bien plus inquiet de la santé de Mme d’Argental que du sort de Rome. Je vous prie, mon cher et respectable ami, de me mander de ses nouvelles, car je ne travaillerai ni à Catilina ni à Électre que je n’aie l’esprit en repos.

Mme du Châtelet, cette nuit, en griffonnant son Newton[1], s’est senti un petit besoin ; elle a appelé une femme de chambre qui n’a eu que le temps de tendre son tablier, et de recevoir une petite fille qu’on a portée dans son berceau. La mère a arrangé ses papiers[2], s’est remise au lit ; et tout cela dort comme un liron à l’heure que je vous parle.

J’accoucherai plus difficilement de mon Catilina. Il faudra au moins quinze jours pour oublier cet ouvrage, et le revoir avec des yeux frais. Si Mme d’Argental se porte bien, j’emploierai ce long espace de temps à achever l’esquisse d’Électre, avant d’achever de sauver Rome. Je vous demande en grâce de faire au président Hénault la galanterie de lui montrer le premier acte. Qu’importe que l’épée de Catilina soit mal placée sur une table ? ôtez-la de là. Et qu’importe une lettre dont on fera avec le temps un autre usage ? L’objet de ce premier acte est de donner une grande idée de Cicéron, et de peindre César. Voilà, entre nous, ce dont je me pique. Je suis sûr que le président Hénault en sera très-content.

Je veux qu’on sache que la pièce est faite, mais je veux que le public la désire, et je ne la donnerai que quand on me la demandera.

Je vous supplie de m’envoyer, par le moyen de M. de La Reynière, l’ouvrage du docteur Smith[3]. C’est un excellent homme que ce Smith. Nous n’avons en France rien à mettre à côté, et j’en suis fâché pour mes chers compatriotes.

Je vous embrasse tendrement, mon cher et respectable ami. Est-il bien vrai que les échevins vont devenir connaisseurs, et que la ville a l’Opéra ? Est-il bien vrai que la façade de Perrault, tant bernée par Boileau[4], sera découverte ? qu’on fait une belle place devers la Comédie ? Dites-moi, je vous prie, quel est l’architecte ?

On dit aussi qu’on doit loger le roi à Versailles, et lui ôter cet œil-de-bœuf. Comment le fastueux Louis XIV avait-il pu se loger si mal ? Voilà bien des choses à la fois. On n’en saurait trop faire ; la vie est courte. Si on employait bien son temps, on en ferait cent fois davantage.

Chers conjurés, mille tendres respects.

  1. Voyez la note, tome XXIII, page 515.
  2. Elle en fit plusieurs paquets qu’elle remit à Longchamp, en le chargeant, si elle mourait, de les remettre à leurs adresses respectives. Une cassette, entre autres, adressée au marquis du Châtelet, renfermait quantité de poésies et de choses précieuses de Voltaire. Longchamp, qui en parle dans ses Mémoires (art. xxiv), dit qu’on les brûla ; et il n’en put sauver qu’une faible portion. (Cl.)
  3. Robert Smith, né en 1689, mort en 1768, est auteur de Compleat System of Ofticks, 1728, traduit en français par le Père Pezenas sous le titre de Cours complet d’Optique, 1747, deux volumes in-4o.
  4. Art poétique, IV, 13 ; 1re des Réflexions sur Longin, et Lettre à M. d’Arnauld.