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Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 2018

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Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 65-66).

2018. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Cirey, le 23 septembre.

Mon adorable ami, je suis encore pour deux jours à Cirey. De là je vais passer encore deux jours chez une amie[1] de ce grand homme et de cette malheureuse femme, et je reviens à petites journées, par la route de Saint-Dizier et de Meaux. Enfin je n’aurai la consolation de vous revoir que les premiers jours d’octobre. J’ai relu plus d’une fois votre dernière lettre, et celle de Mme d’Argental. Vous faites ma consolation, mes chers anges ; vous me faites aimer les malheureux restes de ma vie. Il n’y a guère d’apparence que je puisse, en arrivant, jouir de ce petit bouge qui serait un palais. Je prévois bien qu’on ne pourra pas faire déloger sur-le-champ des locataires, et que je serai obligé de loger chez moi. Je vous avouerai même qu’une maison qu’elle habitait, en m’accablant de douleur, ne m’est point désagréable. Je ne crains point mon affliction ; je ne fuis point ce qui me parle d’elle. J’aime Cirey ; je ne pourrais pas supporter Lunéville, où je l’ai perdue d’une manière plus funeste que vous ne pensez : mais les lieux qu’elle embellissait me sont chers. Je n’ai point perdu une maîtresse ; j’ai perdu la moitié de moi-même, une âme pour qui la mienne était faite, une amie de vingt ans que j’avais vue naître. Le père le plus tendre n’aime pas autrement sa fille unique. J’aime à en retrouver partout l’idée ; j’aime à parler à son mari, à son fils. Enfin les douleurs ne se ressemblent point, et voilà comme la mienne est faite. Comptez que mon état est bien étrange. Enfin donc, mon adorable ami, je ne vous verrai que dans huit ou dix jours : c’est un surcroît d’affliction. Ayez la bonté, je vous en prie, de m’écrire à Saint-Dizier. Que je puisse, en arrivant, trouver Mme d’Argental en bonne santé, et je me croirai capable de quelque plaisir. Adieu, le plus aimable et le plus digne des hommes.

  1. Au Champbonin, tout près de Vassy.