Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 2028

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Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 74-75).

2028. — À M. D’AIGUEBERRE,
conseiller au parlement de toulouse.
Paris, le 26 octobre.

Mon cher ami, c’était vous qui m’aviez fait renouveler connaissance, il y a plus de vingt ans, avec cette femme infortunée qui vient de mourir de la manière la plus funeste, et qui me laisse seul dans le monde. Je l’avais vue naître. Vous savez tout ce qui m’attachait à elle. Peu de gens connaissaient son extrême mérite, et on ne lui avait pas assez rendu justice ; car, mon cher ami, à qui la rend-on ? Il faut être mort pour que les hommes disent enfin de nous un peu de bien qui est très-inutile à notre cendre. Elle a laissé des monuments qui forceront l’envie et la frivolité maligne de notre nation à reconnaître en elle ce génie supérieur que l’on confondait avec le goût des pompons, et des diamants, et du cavagnole. Les bons esprits l’admireront ; mais tous ceux qui connaissent le prix de l’amitié doivent la regretter. Elle était surtout moins paresseuse que vous, mon cher d’Aiguëberre, et son exemple devrait bien vous corriger. J’impute votre long silence à vos procès ; mais, à présent qu’ils sont finis, je me flatte que vous donnerez à l’amitié ce que vous avez donné à la chicane. Vous revenez, dites-vous, à Paris ; Dieu le veuille ! Si vous faites cas d’une vie douce, avec d’anciens amis et des philosophes, je pourrais bien faire votre affaire. J’ai été obligé de prendre à moi seul la maison[1] que je partageais avec Mme du Châtelet. Les lieux qu’elle a habités nourrissent une douleur qui m’est chère, et me parleront continuellement d’elle. Je loge ma nièce, Mme Denis, qui pense aussi philosophiquement que celle que nous regrettons, qui cultive les belles-lettres, qui a beaucoup de goût, et qui, par-dessus tout cela, a beaucoup d’amis, et est dans le monde sur un fort bon ton. Vous pourriez prendre le second appartement, où vous seriez fort à votre aise ; vous pourriez vivre avec nous, et vous seriez le maître des arrangements. Je vous avertis que nous tiendrons une assez bonne maison. Elle y entre à Noël ; et même, si vous voulez, nous nous chargerons de vous acheter des meubles pour votre appartement ; il me semble que vous êtes fait pour qu’on ait soin de vous. Je vous avoue que ce serait pour moi une consolation bien chère de passer avec vous le reste de mes jours. Songez-y, et faites-moi réponse ; je vous embrasse tendrement.

  1. Rue Traversière, près de celle de Richelieu. (Cl.)