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Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2078

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 118-120).

2078. — À M. DARGET.
À Paris, 21 avril 1750.

Je profite avec un extrême plaisir, monsieur, de cette occasion de me rappeler un peu à votre souvenir, et de vous renouveler mes sentiments.

Voici une espèce d’essai de la manière dont le roi votre maître pourrait être servi en fait de nouvelles littéraires. L’abbé Raynal, qui commence cette correspondance, a l’honneur de vous écrire et de vous demander vos instructions. C’est un homme d’un âge mûr, très-sage, très-instruit, d’une probité reconnue, et qui est bien venu partout. Personne, dans Paris, n’est plus au fait que lui de la littérature, depuis les in-folio des bénédictins jusqu’aux brochures du comte de Caylus ; il est capable de rendre un compte très-exact de tout, et vous trouverez souvent ses extraits beaucoup meilleurs que les livres dont il parlera. Ce n’est pas, d’ailleurs, un homme à vous faire croire que les livres sont plus chers qu’ils ne le sont en effet ; il les met à leur juste prix pour l’argent comme pour le mérite. Je peux vous assurer, monsieur, qu’il est de toutes façons digne d’une telle correspondance. Soyez persuadé qu’il était de l’honneur de ceux qui approchent votre respectable maître, de ne pas être en liaison avec un homme aussi publiquement déshonoré que Fréron. Ses friponneries sont connues, ainsi que le châtiment qu’il en a reçu ; et il n’y a pas encore longtemps que la police l’a obligé de reprendre une balle de livres qu’il avait envoyée en Allemagne, et qu’il avait vendue trois fois au-dessus de sa valeur. Vous sentez quel scandale c’eût été de voir un tel homme honoré d’un emploi qui ne convient qu’à un homme qui ait de la sagesse et de la probité. J’ai osé mander à Sa Majesté ce que j’en pensais. J’ai ajouté même que Fréron était mon ennemi déclaré ; et je n’ai pas craint que Sa Majesté pensât que mes mécontentements particuliers m’aveuglassent sur cet écrivain. Fréron n’a été mon ennemi que parce que je lui ai refusé tout accès dans ma maison, et je ne lui ai fait fermer ma porte que par les raisons qui doivent l’exclure de votre correspondance. Quant à l’abbé Raynal, je vous supplie, monsieur, de vouloir bien l’excuser si, pour cette première fois, il a manqué à quelque chose, ou s’il a rempli ses feuilles d’anecdotes littéraires déjà connues. Vous voyez par la rapidité de son style, et par sa facilité, qu’il sera en état de se plier à toutes les formes qui lui seront prescrites. « Je vous donne ma parole d’honneur que je ne peux faire à Sa Majesté un meilleur présent. Non-seulement, monsieur, je vous prie de le protéger, mais je vous demande en grâce de ne mander à personne que c’est moi qui vous le présente. C’est une chose que j’ose attendre de votre ancienne amitié pour moi. Vous sentez combien de gens de lettres désirent un tel emploi. Le nom de Frédéric est devenu un terrible nom ; et quand il n’y aurait que de l’honneur à lui faire tenir des nouvelles et des livres, on se disputerait cet emploi comme on se dispute ici un bénéfice ou une place de sous-fermier. Ne me commettez donc, je vous en conjure, avec personne, et laissez-moi vous servir paisiblement. Envoyez-moi un petit mot pour l’abbé Raynal[1], par lequel vous l’instruirez de la manière dont il faut s’y prendre ; il attend vos ordres et vos bontés. Quant à moi, monsieur, je compte être bientôt plus heureux que vos correspondants, j’espère vous voir. Il faut, avant que je meure, que je me mette encore aux pieds de ce grand homme si simple, de ce philosophe roi si aimable. Je sais bien qu’il est ridicule que je voyage dans l’état où je suis, mais les passions font tout faire. Autant vaut, après tout, être malade à Berlin qu’à Paris. Et s’il fallait partir de ce monde, il me semble qu’on prend congé dans ce pays-là avec des cérémonies moins lugubres que dans le nôtre. En un mot, si j’ai seulement la force de me mettre dans un carrosse, vous verrez arriver le Scarron tragique de son siècle, et je prendrai sur la route le titre de malade du roi de Prusse.

Adieu, monsieur ; si quelqu’un se souvient de moi, recommandez-moi à lui ; surtout, conservez-moi votre amitié.

  1. Frédéric ne voulut pas de Raynal pour correspondant ; il fit choix de l’auteur dramatique Pierre Morand.