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Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2102

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 140-145).

2102. — À MADAME DENIS[1].
À Clèves, juillet 1750[2].

Cest à vous, s’il vous plaît, ma nièce,
Vous, femme d’esprit sans travers,

Philosophe de mon espèce,
Vous qui, comme moi, du Permesse
Connaissez les sentiers divers ;
C’est à vous qu’en courant j’adresse
Ce fatras de prose et de vers,
Ce récit de mon long voyage :
Non tel que j’en fis autrefois
Quand, dans la fleur de mon bel âge,
D’Apollon je suivais les lois ;
Quand j’osai, trop hardi peut-être,
Aller consulter à Paris,
En dépit de nos beaux esprits,
Le dieu du goût[3] mon premier maître.

Ce voyage-ci n’est que trop vrai, et ne m’éloigne que trop de vous. N’allez pas vous imaginer que je veuille égaler Chapelle, qui s’est fait, je ne sais comment, tant de réputation pour avoir été de Paris à Montpellier, et en terre papale, et en avoir rendu compte à un gourmand[4].


Ce n’était pas peut-être un emploi difficile
 :  : De railler monsieur d’Assoucy :
Il faut une autre plume, il faut un autre style.
Pour peindre ce Platon, ce Solon, cet Achille
 :  : Qui fait des vers à Sans-Souci.
Je pourrais vous parler de ce charmant asile,
Vous peindre ce héros philosophe et guerrier,
Si terrible à l’Autriche, et pour moi si facile ;
 :  : Mais je pourrais vous ennuyer.

D’ailleurs, je ne suis pas encore à sa cour, et il ne faut rien anticiper : je veux de l’ordre jusque dans mes lettres. Sachez donc que je partis de Compiègne le 25 juillet[5] prenant ma route par la Flandre, et qu’en bon historiographe et en bon citoyen j’allai voir en passant les champs de Fontenoy, de Raucoux, et de Laufeldt. Il n’y paraissait pas ; tout cela était couvert des plus beaux blés du monde ; les Flamands et les Flamandes dansaient comme si de rien n’eût été.


Durez, jeux innocents de ces peuples grossiers ;
Régnez, belle Cérès, où triompha Bellone.
Campagnes qu’engraissa le sang de nos guerriers,
J’aime mieux vos moissons que celles des lauriers ;
La vanité les cueille, et le hasard les donne.
Ô que de grands projets par le sort démentis !
Ô victoires sans fruit ! ô meurtres inutiles !
Français, Anglais, Germains, aujourd’hui si tranquilles,
Fallait-il s’égorger pour être bons amis ?

J’ai été à Clèves, comptant y trouver des relais que tous les bailliages fournissent, moyennant un ordre du roi de Prusse, à ceux qui vont philosopher à Sans-Souci auprès du Salomon du Nord, et à qui le roi accorde la faveur de voyager à ses dépens ; mais l’ordre du roi de Prusse était resté à Wesel entre les mains d’un homme qui l’a reçu, comme les Espagnols reçoivent les bulles des papes, avec le plus profond respect, et sans en faire aucun usage. Je me suis donc arrêté quelques jours dans le château de cette princesse que Mme de La Fayette a rendue si fameuse[6].


Mais de cette héroïne et du duc de Nemours
On ignore en ces lieux la galante aventure.
Ce n’est pas ici, je vous jure,
Le pays des romans, ni celui des amours.

C’est dommage, car le pays semble fait pour des Princesses de Clèves ; c’est le plus beau lieu de la nature, et l’art a encore ajouté à sa situation. C’est une vue supérieure à celle de Meudon ; c’est un terrain planté comme les Champs-Elysées et le bois de Boulogne ; c’est une colline couverte d’allées d’arbres en pente douce. Un grand bassin reçoit les eaux de cette colline : au milieu s’élève une statue de Minerve. L’eau de ce premier bassin est reçue dans un second, qui la renvoie à un troisième, et le bas de la colline est terminé par une cascade ménagée dans une vaste grotte en demi-cercle ; la cascade laisse tomber ses eaux dans un canal qui va arroser une vaste prairie, et se joindre à un bras du Rhin. Mlle de Scudéri et La Calprenède auraient rempli de cette description un tome de leurs romans ; mais moi, historiographe, je vous dirai seulement qu’un certain prince Maurice de Nassau, gouverneur, de son vivant, de cette belle solitude, y fit presque toutes ces merveilles. Il s’est fait enterrer au milieu des bois, dans un grand diable de tombeau de fer, environné de tous les plus vilains bas-reliefs du temps de la décadence de l’empire romain, et de quelques monuments gothiques plus grossiers encore. Mais le tout serait quelque chose de fort respectable pour ces esprits profonds qui tombent en extase à la vue d’une pierre mal taillée, pour peu qu’elle ait deux mille ans d’antiquité.

Un autre monument antique, c’est le reste d’un grand chemin pavé, construit par les Romains, qui allait à Francfort, à Vienne, et à Constantinople. Le Saint-Empire, dévolu à l’Allemagne, est un peu déchu de sa magnificence ; on s’embourbe aujourd’hui en été dans l’auguste Germanie. De toutes les nations modernes, la France et le petit pays des Belges sont les seuls qui aient des chemins dignes de l’antiquité. Nous pouvons surtout nous vanter de passer les anciens Romains en cabarets, et il y a encore certains points dans lesquels nous les valons bien ; mais enfin, pour les monuments durables, utiles, magnifiques, quel peuple approche d’eux ? quel monarque fait dans son royaume ce qu’un proconsul faisait dans Nîmes et dans Arles ?


Parfaits dans le petit, sublimes en bijoux,
Grands inventeurs de riens, nous faisons des jaloux.
Élevons nos esprits à la hauteur suprême
Des fiers enfants de Romulus :
Ils faisaient plus cent fois pour des peuples vaincus
Que nous ne faisons pour nous-même.

Enfin, malgré la beauté de la situation de Clèves, malgré le chemin des Romains ; en dépit d’une tour qu’on prétend bâtie par Jules César, ou au moins par Germanicus ; en dépit des inscriptions d’une vingt-sixième légion qui était ici en quartier d’hiver ; en dépit des belles allées plantées par le prince Maurice, et de son grand tombeau de fer ; en dépit enfin des eaux minérales découvertes ici depuis peu, il n’y a guère d’affluence à Clèves. Les eaux y sont cependant aussi bonnes que celles de Spa et de Forges, et on ne peut avaler de petits atomes de fer dans un plus beau lieu. Mais il ne suffit pas, comme vous savez, d’avoir du mérite pour avoir la vogue : l’utilité et l’agréable sont ici ; mais ce séjour délicieux n’est fréquenté que par quelques Hollandais que le voisinage et le bas prix des vivres et des maisons y attirent, et qui viennent admirer et boire.

J’y ai retrouvé avec une très-grande satisfaction un célèbre poète hollandais qui nous a fait l’honneur de traduire élégamment en batave, et même vers pour vers, nos tragédies bonnes ou mauvaises. Peut-être un jour viendra que nous serons réduits à traduire les tragédies d’Amsterdam : chaque peuple a son tour.

Les dames romaines qui allaient lorgner leurs amants au théâtre de Pompée ne se doutaient pas qu’un jour au milieu des Gaules, dans un petit bourg nommé Lutèce, on ferait de meilleures pièces de théâtre qu’à Rome.

L’ordre du roi pour les relais vient enfin de me parvenir : voilà mon enchantement chez la Princesse de Clèves fini, et je pars pour Berlin.

J’ai d’abord passé par Wesel, qui n’est plus ce qu’elle était quand Louis XIV la prit en deux jours, en 1672, sur les Hollandais. Elle appartient aujourd’hui au roi de Prusse, et c’est une des plus fortes places de l’Europe. C’est là qu’on commence à voir de ces belles troupes que Frédéric II forma sans vouloir s’en servir, et que Frédéric le Grand a rendues si utiles à ses intérêts et à, sa gloire. Le premier coup d’œil surprend toujours.


D’un regard étonné j’ai vu sur ces remparts
Ces géants court-vêtus, automates de Mars,
Ces mouvements si prompts, ces démarches si fières,
Ces moustaches, ces grands bonnets,
Ces habits retroussés, montrant de gros derrières
Que l’ennemi ne vit jamais.

Bientôt après j’ai traversé les vastes, et tristes, et stériles, et détestables campagnes de la Westphalie.


De l’âge d’or jadis vanté
C’est la plus fidèle peinture :
Mais toujours la simplicité
Ne fait pas la belle nature.

Dans de grandes huttes qu’on appelle maisons, on voit des animaux qu’on appelle hommes, qui vivent le plus cordialement du monde pêle-mêle avec d’autres animaux domestiques. Une certaine pierre dure, noire, et gluante, composée, à ce qu’on dit, d’une espèce de seigle, est la nourriture des maîtres de la maison. Qu’on plaigne après cela nos paysans, ou plutôt qu’on ne plaigne personne : car, sous ces cabanes enfumées, et avec cette nourriture détestable, ces hommes des premiers temps sont sains, vigoureux et gais. Ils ont tout juste la mesure d’idées que comporte leur état.


Ce n’est pas que je les envie :
J’aime fort nos lambris dorés ;
Je bénis l’heureuse industrie
Par qui nous furent préparés
Cent plaisirs par moi célébrés,
Frondés par la cagoterie,
Et par elle encor savourés.
Mais sur les huttes des sauvages
La nature épand ses bienfaits ;
On voit l’empreinte de ses traits
Dans les moindres de ses ouvrages.
L’oiseau superbe de Junon,
L’animal chez les Juifs immonde,
Ont du plaisir à leur façon ;
Et tout est égal en ce monde.

Si j’étais un vrai voyageur, je vous parlerais du Wéser et de l’Elbe, et des campagnes fertiles de Magdebourg, qui étaient autrefois le domaine de plusieurs saints archevêques, et qui se couvrent aujourd’hui des plus belles moissons (à regret sans doute) pour un prince hérétique ; je vous dirais que Magdebourg est presque imprenable ; je vous parlerais de ses belles fortifications, et de sa citadelle construite dans une île entre deux bras de l’Elbe, chacun plus large que la Seine ne l’est vers le pont Royal. Mais comme ni vous ni moi n’assiégerons jamais cette ville, je vous jure que je ne vous en parlerai jamais.

Me voici enfin dans Potsdam. C’était sous le feu roi la demeure de Pharasmane[7] ; une place d’armes et point de jardin, la marche du régiment des gardes pour toute musique, des revues pour tout spectacle, la liste des soldats pour bibliothèque. Aujourd’hui c’est le palais d’Auguste, des légions et des beaux esprits, du plaisir et de la gloire, de la magnificence et du goût, etc.

  1. Ce récit, dans l’édition de Beuchot, est placé, sous le titre de Voyage à Berlin, à la suite du Temple du Goût, parmi les Poëmes.
  2. Voltaire était parti de Compiégne le 28 juin. Après avoir visité Fontenoy, Raucoux, et Laufeldt, il resta près de quinze jours à Clèves, et arriva à Potsdam vers la mi-juillet. Voltaire envoya de Potsdam cette relation à Mme Denis, qui continuait d’habiter l’hôtel du poëte, rue Traversière-Saint-Honoré. — On trouve un Voyage aux environs de Berlin, ou lettres à M. R. (en prose et en vers), dans le Recueil des pièces fugitives, par Mme Reclam-Stosch, Berlin, 1777, in-8o, pages 1-70. — Marie-Henriette-Charlotte Reclam-Stosch naquit à Ruppin le 18 mai 1739, et mourut le 20 février 1799. (B.)
  3. Allusion au Temple du Goût.
  4. Broussin.
  5. On a vu ci-dessus (note 2 de la page précédente) que Voltaire était parti de Compiègne le 28 juin.
  6. Allusion à la Princesse de Clèves.
  7. Pharasmane, dans le Rhadamiste et Zénobie, de Crébillon, dit, acte II, scène ii :

    La nature marâtre, en ces affreux climats,
    Ne produit, au lieu d’or, que du fer, des soldats.