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Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2117

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 161-162).

2117. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Berlin, ce 28 août.

Jugez en partie, mes très-chers anges, si je suis excusable. Jugez-en par la lettre[1] que le roi de Prusse m’a écrite de son appartement au mien, lettre qui répond aux très-sages, très-éloquentes, et très-fortes raisons que ma nièce alléguait, sur un simple pressentiment. Je lui envoie cette lettre ; qu’elle vous la montre : lisez-la, je vous en prie, et vous croirez lire une lettre de Trajan ou de Marc-Aurèle. Je n’en ai pas moins le cœur déchiré. Je me livre à ma destinée, et je me jette, la tête la première, dans l’abîme de la fatalité qui nous conduit tous. Ah ! mes chers anges ! ayez pitié des combats que j’éprouve, et de la douleur mortelle avec laquelle je m’arrache à vous. J’en ai presque toujours vécu séparé ; mais autrefois c’était la persécution la plus injuste, la plus cruelle, la plus acharnée ; aujourd’hui c’est le premier homme de l’univers, c’est un philosophe couronné qui m’enlève. Comment voulez-vous que je résiste ? comment voulez-vous que j’oublie la manière barbare dont j’ai été traité dans mon pays ? Songez-vous bien qu’on a pris le prétexte du Mondain, c’est-à-dire du badinage le plus innocent (que je lirais à Rome au pape) ; que d’indignes ennemis et d’infâmes superstitieux ont pris, dis-je, ce prétexte pour me faire exiler ? Il y a quinze ans, direz-vous, que cela est passé. Non, mes anges, il y a un jour, et ces injustices atroces sont toujours des blessures récentes. Je suis, je l’avoue, comblé des bienfaits de mon roi. Je lui demande, le cœur pénétré, la permission de le servir en servant le roi de Prusse, son allié et son ami. Je serai toujours son sujet ; mais puis-je regretter les cabales d’un pays où j’ai été si maltraité ? Tout cela ne m’empêcherait pas de songer à Zulime, à Adélaïde, à Aurèlie ; mais je n’ai point ici les deux premières. Je comptais, en partant, n’être auprès du roi de Prusse que six semaines ; je vois bien que je mourrai à ses pieds. Sans vous, que je serais heureux de passer dans le sein de la philosophie et de la liberté, auprès de mon Marc-Aurèle, le peu de jours qui me restent ! Mais on ne peut être heureux. Adieu ; je ne vous parlerai ni de l’opéra, ni de Phaéton, ni du spectacle d’un combat de dix mille hommes, ni de tous les plaisirs qui ont succédé ici aux victoires. Je ne suis rempli que de la douleur de m’arracher à vous. Que Mme d’Argental conserve sa santé ; que M. de Choiseul, M. l’abbé de Chauvelin, fassent à Neuilly des soupers délicieux ; que M. de Point-de-Veyle se souvienne de moi avec bonté. Adieu, divins anges, adieu.

Il n’y a pas moyen de tenir au carrousel que je viens de voir : c’était à la fois le carrousel de Louis XIV, et la fête des lanternes de la Chine. Quarante-six mille petites lanternes de verre éclairaient la place, et formaient, dans les carrières où l’on courait, une illumination bien dessinée. Trois mille soldats sous les armes bordaient toutes les avenues ; quatre échafauds immenses fermaient de tous côtés la place. Pas la moindre confusion, nul bruit, tout le monde assis à l’aise, et attentif en silence, comme à Paris à une scène touchante de ces tragédies que je ne verrai plus[2] grâce à… Quatre quadrilles, ou plutôt quatre petites armées de Romains, de Carthaginois, de Persans, et de Grecs, entrant dans la lice, et en faisant le tour au bruit de la musique guerrière ; la princesse Amélie entourée des juges du camp, et donnant le prix. C’était Vénus qui donnait la pomme. Le prince royal a eu le premier prix. Il avait l’air d’un héros des Amadis. On ne peut pas se faire une juste idée de la beauté, de la singularité de ce spectacle ; le tout terminé par un souper à dix tables, et par un bal. C’est le pays des fées. Voilà ce que fait un seul homme. Ses cinq victoires, et la paix de Dresde, étaient un bel ornement à ce spectacle. Ajoutez à cela que nous allons avoir une compagnie des Indes. J’en suis bien aise pour nos bons amis les Hollandais. Je crois que M. de Pont-de-Veyle avouera sans peine que Frédéric le Grand est plus grand que Louis XIV. Il serait cent fois plus grand que je n’en aurais pas moins le cœur percé d’être loin de vous.

  1. Celle du 23 août, ci-dessus, page 159.
  2. Voltaire, sorti de Paris le 25 ou le 26 juin 1750, n’y rentra que le 10 février 1778.