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Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2148

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 200-201).

2148. — À MADAME DENIS.
Potsdam, le 17 novembre.

Je sais, ma chère enfant, tout ce qu’on dit de Potsdam dans l’Europe. Les femmes surtout sont déchaînées, comme elles l’étaient, à Montpellier, contre M. d’Assoucy[1] ; mais tout cela ne me regarde pas.


J’ai passé l’âge heureux des honnêtes amours,
Et n’ai point l’honneur d’être page.
Ce qu’on fait à Paphos, et dans le voisinage,
M’est indifférent pour toujours.

Je ne me mêle ici que de mon métier de raccommoder la prose et les vers du maître de la maison. Algarotti me disait, il y a quelque temps, qu’il avait vu, à Dresde, un prêtre italien fort assidu à la cour. Vous noterez qu’à Dresde presque tout le monde est luthérien, hors le roi. On demandait à cet abbate ce qu’il faisait : Io sono, répondit-il, catolico di Sua Maesta ; pour moi, je suis il pedagogo di Sua Maesta. Je me flatte que, en me renfermant dans mes bornes, je vivrai tranquillement.

J’ignore parfaitement tout ce qui se fait ici. Si j’avais été dans le palais de Pasiphaé, je l’aurais laissée faire avec son . taureau, et j’aurais dis comme cet Anglais à peu près en pareil cas : « Je ne me mêle pas de leurs amours. » Les mais, ces éternels mais qui sont dans ma dernière lettre[2], ne tombent point du tout sur ce qu’on dit dans le monde, ni sur les reproches qu’on me fait en France d’être ici. Je vous expliquerai mon énigme quand nous nous verrons.

En attendant, je vous envoie Rome par le courrier de milord Tyrconnell. Faites de la république romaine tout ce qui vous plaira. Je suis toujours d’avis que cela est bon à jouer dans la grand’salle du Palais, devant messieurs des enquêtes ou devant l’Université. J’aime mieux, à la vérité, une scène de César et de Catilina que tout Zaïre ; mais cette Zaïre fait pleurer les saintes âmes et les âmes tendres. Il y en a beaucoup, et à Paris il y a bien peu de Romains.

Puisque le courrier me donne du temps, je ne peux m’empêcher de vous donner la clef d’un de ces mais, de peur que votre imagination ne fasse de fausses clefs. J’ai bien peur de dire au roi de Prusse comme Jasmin[3] : « Vous n’êtes pas trop corrigé, mon maître. » J’avais vu une lettre touchante, pathétique, et même fort chrétienne, que le roi avait daigné écrire à Darget sur la mort de sa femme. J’ai appris que le même jour Sa Majesté avait fait une épigramme contre la défunte ; cela ne laisse pas de donner à penser. Nous sommes ici trois ou quatre étrangers comme des moines dans une abbaye. Dieu veuille que le père abbé[4] se contente de se moquer de nous ! Cependant il y a ici une dose assez honnête di questa rabbia detta gelosia. Où l’envie ne se fourre-t-elle pas, puisqu’elle est ici ? Ah ! je vous jure qu’il n’y a rien à envier. Il n’y aurait qu’à vivre paisiblement ; mais les rois sont comme les coquettes, leurs regards font des jaloux, et Frédéric est une très-grande coquette ; mais, après tout, il y a cent sociétés dans Paris beaucoup plus infectées de tracasseries que la nôtre.

Le plus cruel de tous les mais, c’est que je vois bien, ma chère enfant, que ce pays-ci n’est pas fait pour vous. Je vois qu’on passe dix mois de l’année à Potsdam. Ce n’est point une cour, c’est une retraite dont les dames sont bannies. Nous ne sommes cependant pas dans un couvent d’hommes réguliers. Toutes choses mûrement considérées, attendez-moi à Paris. Adieu ; que votre amitié me soutienne.

  1. Voyez le Voyage de Chapelle et Bachaumont.
  2. Celle du 6 novembre.
  3. Dans l’Enfant prodigue, acte III, scène vi.
  4. Le roi de Prusse.